Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/746

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Thiersant, qui prépare sur cette question un travail étendu. La pagode des cinq génies nous ramène en pleine légende chinoise ; elle est consacrée à la mémoire de cinq rebelles qui, après avoir été changés en béliers en punition de leur désobéissance à l’empereur, ne recouvrèrent leur forme primitive qu’en arrivant à la place où s’élève le monument. On peut constater, sur les bas-reliefs très détériorés qui subsistent encore, que dans les temps anciens les Chinois portaient tous leurs cheveux ; ce n’est que depuis la conquête tartare que les conquérans imposèrent leur mode de raser la tête et de laisser seulement pousser une longue queue. Le portique qui précède la pagode contient une cloche gigantesque à laquelle s’attachait un grand prestige : la tradition disait que, quand elle viendrait à sonner toute seule, la ville serait prise ; en 1857, lors du bombardement par nos troupes, un boulet vint frapper la lourde masse d’airain qui rendit un son lugubre ; dès cet instant, tout le monde considéra la résistance comme désespérée.

Il faut traverser la rivière en sampang pour se rendre au temple de Honam, situé sur l’îlot du même nom en face de la ville ; c’est le plus vaste édifice religieux de Canton ; il s’élève dans une campagne plate et triste, au milieu de jardins où l’on cultive les fleurs dont les Cantonnais sont très amateurs. Le temple est consacré à l’éducation et à la reproduction d’un animal qui tient une grande place dans la nourriture et dans les rues du Céleste-Empire, je veux dire le cochon. Deux étalons de la plus belle taille s’y prélassent dans une porcherie dont le caractère sacré ne semble gêner en rien leurs ébats. C’est là aussi que l’on brûle les bonzes morts. L’opération se fait dans un modeste petit réduit dont je trouve le foyer encore chaud ; autour des parois sont rangées les urnes contenant les cendres des défunts récemment livrés à la crémation ; chaque année, on vient chercher ces urnes et on en jette le contenu aux vents, pour que rien ne reste après la mort de celui qui ne fut rien pendant la vie. L’âme est rentrée dans le néant, le corps y retourne à son tour ; cependant, par une singulière contradiction, comme en comportent ces religions livrées à l’ignorance des prêtres, un caveau voisin est disposé pour recevoir la nourriture destinée à ces morts anéantis tout entiers ; on vient chaque année en desceller la pierre, et dans l’ouverture béante on jette toute sorte de victuailles, poulets, œufs, cochons, etc., puis on referme soigneusement.

En traversant de nouveau la rivière, je cherche vainement ces fameux bateaux de fleurs qui tiennent une place si considérable dans les récits des voyageurs ; il paraît que j’arrive trop tard, — c’est le mot qui aujourd’hui, hélas ! retentit à chaque pas aux oreilles du touriste avide de spectacles nouveaux et de mœurs pittoresques ; le monde tend à s’uniformiser, à prendre d’un pôle à l’autre les mêmes