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à Vienne. Voici de quelle manière les choses se sont passées. Il y a près de quarante ans, je n’étais pas même caporal, mais je me rappelle très bien !.. Je me trouve donc en sentinelle devant la maison blanche de notre empereur et j’ai froid, grand froid, car on gelait ce jour-là, brr !.. il tombait à chaque instant un moineau ou un pigeon par terre. Hélas ! pauvre bête ! Moi, debout, je pensais à mon village et k ma Kasia. Voilà que tout à coup s’ouvre une fenêtre, et notre empereur Ferdinand se penche en dehors. Lui, naturellement il n’avait pas froid, étant bien enveloppé d’une grande robe de chambre tout en or et fourrée d’une bonne toison de brebis toute neuve. Il portait sur la tête une grande koutchma[1] et par-dessus la petite couronne d’or qui lui sert dans la semaine à la maison. Voilà donc qu’il regarde en bas et moi en haut ; puis notre empereur crie dans la chambre : — Hé ! ma femme ! apporte-moi donc ma pipe ! — Et madame l’impératrice la lui apporte. Il est donc à la fenêtre, il fume. La belle pipe ! La tige avait six aunes de long et elle était en bois de griottier ; le fourneau d’écume de mer était bien gros comme une tête d’enfant, et tout cela recouvert d’or ! À un moment, je m’aperçois que l’empereur me regarde, en faisant des petits yeux pour me mieux voir, et il crie de nouveau : — Ma femme ! apporte-moi mes yeux de verre ! — À peine les a-t-il mis, qu’il reprend : — Je l’avais bien pensé tout de suite, c’est lui, c’est Ivon Megega, le fils de Fedko Megega, de Biala, ce simple soldat du régiment de Nassau que je veux faire avancer. Un brave garçon, va ! et son père aussi est un brave ! Je n’ai pas de serviteurs plus fidèles dans tout mon empire. A-t-il froid, pauvre diable ? Qu’en penses-tu, ma femme ? Si nous le faisions monter pour lui donner un verre d’eau-de-vie ?

— Comme tu voudras, papa ! répond gentiment l’impératrice. Nous en avons toujours à la maison, et justement notre juif Avrunko en a hier matin apporté un nouveau baril. Il voulait le laisser sans prendre son argent, mais je l’ai payé tout de suite, trois florins vingt kreutzers, car je ne me soucie pas d’avoir des dettes. On voit assez où les dettes ont conduit notre voisin le Turc ! Bientôt il n’y aura plus dans tout son empire un bardeau qui lui appartienne.

— Ma pigeonne, répond l’empereur, je sais quelle bonne ménagère j’ai en toi ; aussi je veux te faire don d’une couronne pour les grands jours de fête et je t’achèterai en outre le foulard rouge que tu as désiré l’autre jour ; mais, vois-tu, laisse les voisins en paix. Est-ce que le Turc te regarde ? Si quelque bavard lui raconte ce que tu as dit de lui, il en peut résulter la guerre… Mais appelons Ivon

  1. Bonnet fourré des paysans de Podolie.