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Chez un peuple ayant encore peu de besoins et peu de ressources, il n’est qu’un objet de cette sorte, les boissons, l’alcool. Le fisc, obligé de ramasser sa récolte dans les basses régions sociales, est contraint de s’adresser à un appétit grossier, à une passion vulgaire, et, là comme ailleurs, l’état le fait avec d’autant moins de scrupule, qu’en l’imposant il modère ou limite le vice dont il profite.

En Russie, il est vrai, l’impôt sur les spiritueux a longtemps été perçu d’une manière qui le rendait plus dangereux qu’utile pour la moralité publique. Dans la plus grande partie de l’empire, l’impôt des boissons (piteinii dokhod) était affermé. Le droit d’abreuver et d’enivrer le peuple était vendu à des fermiers qui, payant à l’état une taxe fixe, avaient intérêt, pour grossir leurs bénéfices, à fomenter dans la nation l’usage de l’alcool et l’ivrognerie. Les baux de la ferme des eaux-de-vie se renouvelaient de quatre ans en quatre ans par adjudication publique, et le taux en augmentait rapidement de bail en bail avec la consommation[1]. C’est l’empereur Alexandre II qui, en 1863, a substitué au régime de la ferme le régime de l’accise et de la perception par les agens de l’état. Ce n’est pas là une des moindres réformes de ce grand règne, et ce n’était pas une des plus aisées.

Les inconvéniens du système de l’adjudication étaient manifestes pour l’état et les contribuables, ceux-ci déboursant plus que ne recevait celui-là. Une considération cependant, la plus importante de toutes en matière fiscale, militait pour l’intermédiaire des fermiers : c’était la crainte de voir demeurer dans la main des collecteurs de la taxe une grande partie des sommes par eux encaissées. La corruption, la vénalité sous toutes ses formes, a longtemps, on le sait, été pour la Russie une plaie toujours ouverte. Le vice qui se donnait carrière dans l’administration et la justice, que dans son Revisor Gogol flétrissait sur la scène aux applaudissemens de l’empereur Nicolas, ne pouvait manquer de sévir dans un domaine pour lui aussi propice que la perception des impôts. On comprend l’avantage de l’intermédiaire des fermiers pour un état peu sûr de la probité de ses agens. La ferme a cependant été supprimée en 1803, et depuis lors les revenus de l’impôt ont progressé d’une manière normale et considérable. C’est là un fait digne de remarque, qui montre les progrès accomplis en Russie et prouve que le temps n’est plus, où ce pays pouvait être assimilé aux états orientaux, dont le trésor ne perçoit d’ordinaire que la moindre partie des taxes prélevées sur le peuple.

  1. Voyez Schnitzler, Empire des tsars, t. III, p. 600-605, et Nicolas Tourguénef, la Russie et les Russes, t. II, p. 383.