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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/874

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dans les ateliers. En deux ans, sa parole et sa plume enflammées remuèrent toute l’Allemagne et y créèrent le parti démocrate socialiste. Il exerçait la même fascination qu’Abélard, et, comme lui, charmait les femmes et entraînait les foules. Il parcourait le pays, jeune, beau, éloquent, « traînant tous les cœurs après lui, » et partout il laissait des admirateurs et des disciples enthousiastes qui formaient le noyau de sociétés ouvrières. Je ne connais guère d’exemple, à notre époque, d’une influence aussi grande et aussi étendue, conquise en si peu de temps. Aussi sa vie est-elle un véritable roman.

Ferdinand Lassalle, comme Karl Marx, est d’origine israélite ; il naquit à Breslau le 11 avril 1825. Son père, qui faisait le commerce en gros, désirait lui voir suivre la même profession. Après avoir terminé ses humanités avec éclat au gymnase de sa ville natale, il fut envoyé à l’école commerciale de Leipzig ; mais, dégoûté de ce genre d’études, il entra à l’université, où il s’occupa surtout de philologie, de philosophie et de droit. De bonne heure les faits économiques attirèrent son attention, car il raconte, dans son livre Bastiat-Schulze, que dès l’âge de douze ans il fut très frappé de voir sa mère et sa sœur acheter les étoffes de leur vêtement dans des boutiques au détail, quoique son père vendît les mêmes en gros. A l’université, il se prit d’enthousiasme pour Fichte et surtout pour Hegel, qui fut son maître dans les hautes régions de la pensée. En politique, il adopta les idées de la jeune Allemagne, et se rangea dans la nuance la plus radicale, qu’on appelait alors déjà « les révolutionnaires. »

Ses études universitaires, achevées, il se fixa aux bords du Rhin, continuant ses travaux commencés. Il avait conçu le projet d’écrire l’histoire de l’ancienne école de philosophie ionienne. Pour rassembler des matériaux et aussi pour respirer l’air de la grande ville, où fermentaient alors toutes les idées nouvelles, il visita Paris en 1845. Il y fut parfaitement reçu par Henri Heine ; la conformité de leur origine, de leurs idées et de leur tournure d’esprit devait les rapprocher. Cependant le poète, dont le regard acéré perçait le fond des cœurs, juge parfaitement son jeune ami, dans une lettre où il le recommande à Varnhagen von Ense : « Mon ami qui vous remettra cette lettre, Lassalle, est un jeune homme doué des dons de l’intelligence les plus remarquables. Au savoir le plus profond, aux connaissances les plus vastes, à la pénétration la plus vive que j’aie jamais rencontrés, il joint une force de volonté et une habileté dans l’action qui m’étonnent. C’est un vrai fils des temps nouveaux, qui ne connaît rien de cette abnégation et de cette modestie dont nous autres avons fait profession avec plus ou moins