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d’hypocrisie. Il appartient à une génération qui veut jouir et dominer. » Heine compare Varnhagen et lui-même à des fossoyeurs chargés d’enterrer les temps passés et à de pauvres poules qui, après avoir couvé des œufs de canard, sont toutes surprises de voir les jeunes canetons se jeter à l’eau et y nager avec plaisir. A Berlin, où Lassalle voulait se fixer comme privat-docent, il entra en relation avec tout le monde savant et littéraire, qui lui fit le meilleur accueil. Humboldt surtout le prit en grande amitié. Il l’appelait l’enfant prodige, das Wunderkind, et il le recommanda à ses confrères de l’Institut de France lors du second voyage de Lassalle à Paris. Celui-ci continuait à préparer son livre sur Héraclite, qui ne parut que neuf ans plus tard. Vers la fin de 1845, il rencontra à Berlin une personne qui exerça une influence décisive sur son existence. La comtesse Sophie de Hatzfeldt, née princesse de Hatzfeldt, était engagée dans un procès avec son mari. Après quelques années paisibles passées dans leur château seigneurial aux bords de la Sieg ou dans leur hôtel à Dusseldorf, l’incompatibilité des caractères avait amené une séparation entre les deux époux, et la comtesse était en instance pour obtenir une pension en rapport avec son rang et sa fortune. Elle avait infiniment d’esprit, d’éloquence et une grande indépendance de caractère ; elle s’occupait volontiers des grandes questions politiques et sociales qui agitent notre époque, et elle ne s’effrayait point des idées les plus hardies. Lassalle, qui lui ressemblait sous plus d’un rapport, s’attacha à elle dès qu’il la vit, et jura de lui faire obtenir ce à quoi elle avait droit. Ici se place un étrange incident que ses ennemis ont souvent rappelé pour lui en faire un crime.

La baronne de Meyendorff, liée avec le comte de Hatzfeldt et revenant de chez lui, s’était arrêtée à Cologne. Elle avait avec elle une cassette où la comtesse était convaincue que se trouvaient renfermés des documens très importans pour son procès. Deux amis de Lassalle, Mendelsohn et Oppenheim, s’introduisirent dans la chambre que Mme de Meyendorff occupait à l’hôtel Mainzer Hof et enlevèrent la cassette, qui en réalité ne contenait que des bijoux. Poursuivis pour cette soustraction, Mendelsohn fut condamné et Oppenheim acquitté. Lassalle, mis en cause comme ayant été leur conseil et leur complice, se défendit lui-même avec une admirable éloquence dans un discours où déjà apparaissent le prolétariat et le socialisme. Reconnu coupable par le jury, à la majorité de sept voix contre cinq, les magistrats, qui, dans ce cas, devaient prononcer, l’acquittèrent, parce que l’enlèvement de la cassette n’avait pas eu lieu par ses instructions, mais seulement comme conséquence de sa poursuite de la baronne. Ceci se passait au mois d’août 1848.