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Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 18.djvu/888

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rigueur. Le minimum de la subsistance sera éternellement le lot du plus grand nombre, car, ainsi que le dit Mill, adoptez les institutions les plus favorables à l’ouvrier, inventez tel partage des biens et des produits que vous voudrez, le moment viendra où la terre ne pourra produire de quoi suffire aux besoins de tous. Si au contraire l’acquisition de la propriété et l’aisance plus grande qui en résulte retardent les mariages et diminuent les naissances, on peut affirmer que les mesures prises en faveur des ouvriers peuvent améliorer définitivement leur sort et conduire ainsi à la solution du problème. Ce qui se passe en France permet de nourrir cet espoir. En effet, la France est, avec la Suisse et la Norvège, le pays où la propriété se trouve entre le plus grand nombre de mains et où le bien-être est le plus également réparti, et c’est aussi le pays où la population s’accroît le plus lentement. Depuis vingt ans, malgré d’effroyables crises, la richesse y a augmenté plus que partout ailleurs, et la population est restée presque stationnaire. En Allemagne, le peuple a bien moins d’aisance, et l’ouvrier, surtout dans les campagnes, est beaucoup plus mal payé. Malgré les progrès très grands de l’industrie et de l’agriculture, qui ont à lutter contre la stérilité originelle du sol, le pays est encore pauvre, et néanmoins la population y double tous les cinquante-quatre ans. Elle augmente dans la même proportion en Angleterre, où le nombre des propriétaires est petit et celui des ouvriers très grand. Quand Arthur Young voyait en France le sol divisé en un très grand nombre de mains, il prédisait que le pays se transformerait en une garenne de lapins : c’est tout le contraire qui a eu lieu. La population s’accroît si peu qu’on jette, de temps en temps, des cris d’alarme. M. Léonce de Lavergne lui-même s’en est ému. Cependant lui qui a si bien analysé les écrits des économistes du XVIIIe siècle, n’a pas oublié sans doute cette maxime profonde de Quesnay, qui résume en deux mots tout le débat : « qu’on soit moins attentif à l’augmentation de la population qu’à l’augmentation des revenus. » Que Napoléon réponde à Mme de Staël, demandant quelle est la femme qu’il préfère : « Celle qui a le plus d’enfans, » on le comprend, car pour un conquérant, ce qu’il faut, c’est beaucoup de chair à canon ; mais ce que l’économiste doit avoir en vue, c’est le bonheur des hommes, non leur nombre. Mieux vaut des familles clair-semées, vivant dans l’abondance, que des masses compactes, pullulant dans le dénûment. La France remplit à merveille les vœux de Malthus, de Stuart Mill, de Joseph Garnier, et elle offre la plus éclatante réfutation de la « loi d’airain » de Lassalle.

Poursuivons l’exposition des idées de l’agitateur allemand[1].

  1. Voyez, outre les nombreux écrits de Lassalle, Die bedrohliche Entwickelung des Socialismus (le Développement menaçant du socialisme), par Radolph Meyer, écrit très clair et très substantiel) Der moderne Socialismus (le Socialisme moderne), par le D’Eugen Jäger ; Die Lehren des heutigen Socialismus (les Doctrines du socialisme contemporain), par H. von Sybel ; die Théorie der sozxalen Frage (la Théorie de la question sociale), par H. von Scheel.