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Lassalle au contraire voulait introduire les réformes, pacifiquement, dans un seul état qui aurait servi de modèle aux autres et dont l’imitation se serait imposée : cet état, c’était l’Allemagne unifiée. Il espérait même, comme les physiocrates du XVIIIe siècle, qu’un souverain ou un grand ministre comprendrait qu’il a tout intérêt à gagner l’affection du peuple en améliorant son sort. C’est le rêve du socialisme césarien tel que l’avait conçu Louis-Napoléon dans sa prison de Ham. Lassalle pensait, et non sans raison, qu’une république bourgeoise serait moins prête qu’une monarchie à accepter des réformes radicales, parce que ces réformes diminueraient nécessairement la prépondérance des classes aisées, tandis qu’elles pourraient accroître la popularité et l’autorité du souverain. Lassalle était un politique clairvoyant, il avait le sens historique. Dès 1859, il prévoit et hâte de ses vœux la lutte de la Prusse et de l’Autriche et, mort en 1864, il prédit la guerre de l’Allemagne contre la France. Il comprenait que les mêmes institutions, fussent-elles républicaines, ne peuvent convenir également à tous les peuples du globe, si différens de mœurs, d’état social et de développement intellectuel. Tout fanatique qu’il fût de la société coopérative, il pensait qu’il fallait au moins deux siècles, — cinq, dit Rodbertus, — pour amener la transformation complète de la société et la suppression du salariat. Ce n’était donc point par une révolution violente qu’il croyait pouvoir réaliser ses projets. Il se séparait sous ce rapport de ses héros préférés, les hommes de la révolution française. Hegel lui avait enseigné la théorie de l’évolution organique et des « momens » successifs que doit parcourir le « procès » historique. Il avait conçu une vive sympathie pour M. de Bismarck, qui bientôt en effet allait exécuter son programme politique, en fondant l’unité germanique sur l’abaissement de l’Autriche et en introduisant le suffrage universel direct pour les élections au parlement central. Il chercha à le voir en 1864, quelque temps avant sa mort, et il fit même voter ses partisans en faveur de l’homme qui alors ne représentait encore que le principe de l’autorité monarchique fondé sur le militarisme Spartiate embrigadant toute la nation. Jusqu’à présent son rêve ne s’est pas réalisé. M. de Bismarck ne s’est pas encore mis à la tête du socialisme allemand, et pour le moment il a probablement d’autres soucis.

Quoique Lassalle comprît mieux que les socialistes auxquels il avait emprunté ses plans de réforme qu’on ne peut transformer la société par un coup de baguette, il attendait encore trop de l’initiative de l’état. La vérité essentielle qu’il faut répéter à la classe ouvrière et qui y a déjà pénétré, les discussions du congrès ouvrier de Paris le prouvent, c’est que les changemens dans l’organisation des