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militaires. Turenne, le grand Turenne, fut aussi un rebelle à un certain moment de sa vie ; mais il comprit de bonne heure ce que son père n’avait compris qu’imparfaitement, et trop tard, la nécessité de faire plier les intérêts particuliers devant l’intérêt royal, qui était alors le symbole vivant de l’intérêt national.

Ne jugeons point nos aïeux du XVIe siècle avec nos idées modernes ; dans les nombreux documens de cette époque, nous ne rencontrons jamais le mot de patrie : la fidélité passionnée à cette chose éternelle, visible et invisible à la fois, que nous appelons la France, est un sentiment qui ne trouva son expression définitive que dans le XVIIe siècle. Les grands huguenots, Coligny, Bouillon, Rohan, Turenne, Condé, forment comme la transition entre deux mondes. Devons-nous tout condamner et tout maudire dans le monde troublé auquel devait succéder l’ère du grand roi ? Ne pouvons-nous regretter que la royauté ait fait trop de ruines avant d’établir son triomphe définitif ? Les fils des rebelles ne sont-ils pas devenus trop vite des courtisans ? La liberté remuante et altière, qui s’agitait dans les places de sûreté, dans les synodes, protestans, qui souillait aux grandes familles une audace sans pareille, ne réussit malheureusement à rien fonder. L’aristocratie française n’eut pas le même sort que l’aristocratie anglaise : de son humiliation sortit la grandeur nationale ; or, à prendre les événemens dans leur mouvement séculaire, on ne peut s’empêcher de donner raison à ceux qui triomphent. C’est ce qui explique l’oubli dans lequel la conscience populaire a laissé par degrés tomber ceux qui, les derniers, tinrent tête à la royauté. L’histoire ne retient en quelque sorte que ce qui lui est utile ; elle repousse l’ivraie des souvenirs gênans et des mémoires incommodes, elle supprime ce qu’elle condamne.

Notre temps s’est amusé à refaire ce qu’on nomme la couleur locale du passé, mais il ne s’est guère appliqué qu’aux côtés matériels de ce passé. Nous sommes d’admirables restaurateurs des édifices, des églises, de ce qui est en pierre, en marbre ou en bois. Savons-nous restaurer les idées, les passions ? Connaissons-nous bien nos aïeux ? comprenons-nous de quelles angoisses a été accompagné le grand, le long enfantement de notre chère patrie ? Il faut être, dirai-je, plus qu’un historien des dates et des faits, il faut être un moraliste pour plonger dans ces âmes noires du XVIe siècle, où fermente encore l’énergie féodale, où l’orgueil, la haine, la vengeance, l’ambition, sont sans cesse au travail. Ces cœurs, à la fois corrompus et vierges, se montrent à nu dans tous les documens du temps, au style outré, excessif, déréglé, plein de flammes et de scories : la langue n’est pas encore plus fixée que la destinée, elle est personnelle, dramatique, elle reluit comme une arme, elle