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glisse comme un serpent, elle est frémissante, agitée, pleine d’hyperboles, à la fois sincère et menteuse, faite pour tromper plutôt que pour charmer. Ces grandes lettres jaunies, qui conservent encore leurs plis, leurs cachets de cire, leurs fils de soie, sont des reliques d’un passé que nous ne comprenons presque plus : les plumes qui traçaient ces caractères hardis et pressés étaient tenues par des mains familières avec l’épée. Chaque vie était un roman de guerre, d’amour, traversé de conjurations, de retours inouïs de fortune. Un orgueil intense, imployable, raidissait les persécutés et les persécuteurs ; le temps n’était pas venu où l’on devait tout demander à la faveur d’un maître : chacun se croyait capable de conquérir et de défendre lui-même quelque bien précieux. Le huguenot protégeait la liberté de conscience par des citadelles ; le seigneur voulait des gouvernemens, des établissemens solides. Il avait à se défendre non-seulement contre le caprice royal, mais contre la haine et la jalousie des favoris de hasard. Les grandes maisons qui étaient encore debout en France étaient bien autrement glorieuses, puissantes, riches, que les petites maisons qu’elles voyaient travailler de l’autre côté du Rhin, dans les électorats, dans les Pays-Bas, à se guinder et se hisser vers la souveraineté. Les anciens palatins, les Nassau, les Brandeburg, étaient d’assez médiocres personnages auprès des Guises et des Montmorency.


I

Nous possédons des Mémoires de Henry de La Tour d’Auvergne, souverain duc de Bouillon, adressés à son fils le prince de Sedan[1]. Ces mémoires n’embrassent malheureusement que la jeunesse du duc de Bouillon. Il n’est guère douteux qu’il ait écrit sa vie presque entière, mais tous les manuscrits qu’on possède de ces mémoires s’arrêtent au même endroit. On n’a jamais réussi à recouvrer les parties qui font défaut. Henry de La Tour naquit le 28 septembre 1555 au château de Joze en Auvergne ; son père était François, troisième vicomte de Turenne, sa mère Éléonore de Montmorency, fille aînée du connétable Anne. Il perdit sa mère quand il n’avait encore qu’un an ; il en avait trois quand son père mourut de blessures reçues à la bataille de Saint-Quentin. Il fut élevé à Chantilly chez ses grands parens. « Madame la connétable, dit-il, une des superstitieuses de son temps, prit fantaisie que les sciences me feraient estre de la religion en laquelle Dieu m’a appelé en son temps, qui fut cause à mon grand mal de me faire oster mon précepteur, et par là le moyen d’apprendre les langues et la philosophie, qui m’a esté un

  1. Paris 1666.