J’ouvre. C’est pourtant Kasia. Elle entre en chancelant, et quand j’allume la chandelle… Jésus ! quelle figure ! Un cadavre vivant ! Nous faisons le signe de la croix. Les paroles s’étranglent dans son gosier, mais elle dit à mon père : — Oncle Fedko, puisque tu es juge, près des Trois-Hêtres est couché mort Woilech, tué par une balle du comte Xavier, et le comte Xavier est tombé à quatre heures sous une balle de Wassili. Et Wassili s’est enfui dans la montagne sur le cheval du comte pour devenir un haydamak[1]. Je ne le dis qu’à présent, parce que le vieux comte aurait fait arrêter Wassili ou serait venu au secours de Xavier, et cela ne devait pas être. Voilà tout. — Elle presse ses mains contre ses tempes et se tait. Nous restons interdits, puis nous nous levons ; nous remettons la pauvre fille entre les mains de nos femmes, et, suivis de nos valets, nous nous rendons en toute hâte aux Trois-Hêtres.
La lune brille encore assez claire. Là gît le pauvre Woitech déjà raidi, mais chez le jeune comte subsiste une étincelle de vie. Quand je soulève sa tête pour la poser sur mes genoux, il entr’ouvre les yeux : — Sauvez-moi, dit-il tout bas, il faut… il faut… que je vive ! — Un profond soupir… il est mort. Nous emportons les cadavres jusqu’ici, sous le tilleul, et mon père convoque toute la commune. Il s’agit d’avenir le vieux comte. Mais voilà de la lumière, des flambeaux dans la nuit ; c’est le seigneur avec sa suite. Le bruit du meurtre est arrivé au château ! Agénor avait toujours été un homme d’aspect imposant et sévère, son visage sombre ne riait jamais ; en ce moment, il était terrible. Il s’approcha du mort, les yeux fixes, ses cheveux blancs dressés d’horreur ; jamais je n’ai rien vu de pareil que chez un criminel au pied de l’échafaud. Puis d’une voix brève :
— Qui est le meurtrier ? demanda-t-il.
Tout le monde se tut, tout le monde, sauf Kasia, qui au moment même se débattait parmi les femmes empressées à la retenir. — Non pas le meurtrier, mais le vengeur ! s’écria-t-elle. — Et elle raconta tout, entendez-vous bien ? tout ! Et le vieux seigneur secouait la tête pendant ce temps comme une machine ; on eût dit qu’il ratifiait chaque mot. À la fin, il se leva brusquement :
— Ne perdons pas une minute, dit-il à ses valets. Sellez vite les chevaux, poursuivons Wassilli. Qui me l’apportera mort recevra dix florins, et qui me l’amènera vivant, afin que je le puisse pendre, deviendra riche, j’en jure Dieu, très riche. Et vous, paysans, n’aiderez-vous pas à la chasse ?
Personne ne bougea ; seuls, quelques valets sautèrent en selle.
- ↑ Ce mot n’est pas traduisible. Il a souvent changé de caractère ; aujourd’hui il signifie un bandit de la plaine qui se réfugie dans les montagnes et vit comme il peut.