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— Coquins ! s’écria le vieux comte grinçant des dents, vous tous en repentirez un jour. — De nouveau il recommença : — Paysans, qui veut prêter main-forte ? — Même silence. Nous n’étions tous que de petits paysans et nous avions tous peur, et il y avait plus d’un mauvais, gars parmi nous, mais aucun n’était assez vil pour livrer à la potence un Ruthène qui en somme avait traité le Polonais selon son mérite. Agénor ne dit plus rien. Il commanda seulement à ses valets de lier la fille et de l’emmener au château. Lorsqu’on voulut toucher à Kasia, mon cousin Jasko se jeta aux pieds du comte. — Grâce, seigneur ! Cria-t-il en sanglotant ; ne m’écrasez pas davantage encore. La misère pèse déjà sur moi comme une montagne. Votre mort ne revivra plus, mais de son côté ma fille ne sera plus jamais pure ni heureuse. Que cela vous suffise, seigneur !

Le comte le repoussa du pied. — Liez-la !

Mais voilà mon père qui s’avance, respectueusement découvert. — Puissant, seigneur, je suis le juge et je sais mon devoir. Que voulez-vous faire de la fille ?

Et le comte de s’emporter, de rugir furieux. — Vieux chien ! tu oses aboyer après moi ! Ce que je veux faire ?.. qu’ai-je besoin de vous le dire ! Je ne daignerai pas vous le cacher cependant. Je ferai pendre la drôlesse. Elle a brisé cette jeune existence si noble et si précieuse ; que sa misérable vie serve au moins d’expiation !

— Seigneur, répond mon père, vous ne devez pas faire cela, c’est contre la loi.

— La loi ! lâches, lâches bêtes que vous êtes ! Ah ! la loi maintenant vous sert de repaire, vous vous abritez derrière elle ! Est-ce que le meurtrier s’est soucié de la loi, dites ?.. Non ! tel le forfait, telles les représailles. — Et il se détourne pour partir. Je m’approche à mon tour et je réplique : — Seigneur, la fille n’ira pas au château, et vous ne la ferez pas pendre.

Toute la commune derrière moi reprit en chœur : — Non, nous ne le souffrirons pas !..

Le comte me regarde, il me faut soutenir ce regard. Je préfèrerais me voir en face d’un ours. Prenant courage cependant, je continue : — Nous ne le souffrirons pas, plutôt verser tout notre sang ! Et ce n’est pas à cause de la loi. Vous avez raison, seigneur, la loi n’a rien à faire là-dedans, et nous ne l’y mêlerons pas, ni aujourd’hui, ni plus tard. On doit achever de manger sa soupe avec la même cuiller. Jusqu’ici, le droit seul a prévalu, le droit sanglant et c’est ce même droit qui prévaudra dans l’avenir.

Il se saisit toujours en regardant autour de lui d’un air farouche. Tout à coup, il s’approche de son chasseur et lui arrache le pistolet de la ceinture.

— Vous ne tirerez pas, seigneur, dis-je, car pour ma vie on