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LA CRITIQUE SAVANTE EN ALLEMAGNE.

vations justes que ne pouvait manquer de lui suggérer sa profonde connaissance de l’antiquité hellénique.

Il faut avouer que, pour être présentées sous une forme plus accessible que celles de Hegel, les idées de Boeckh n’en sont pas moins singulières. Quoi ! tel est bien le vrai sens du rôle d’Antigone ! Quoi ! lorsque la puissante et pure imagination de Sophocle créa cette noble figure, il voulait en faire un exemple instructif de la folie humaine ! Et ce qui lui concilia les spectateurs athéniens, ce ne furent pas les pleurs d’admiration et d’attendrissement qu’il leur fit verser, ce fut le spectacle salutaire d’une faute suivie de son châtiment ! Il semble difficile de déplacer plus étrangement l’émotion dramatique, et de mieux montrer comment un parti-pris ou une malheureuse préoccupation logique peut fermer les meilleurs esprits aux impressions les plus naturelles. En réalité, tout lecteur non prévenu est pénétré de ce sentiment : Antigone nous touche par son dévoûment, par son exaltation, par sa faiblesse, par sa mort ; elle a toute notre sympathie, et Sophocle a voulu qu’elle l’obtînt. Comme le remarque très bien M. Woolsey, non-seulement l’effet direct de son rôle, si pathétique, nous inspire cette sympathie, mais nous y sommes disposés par la plupart des autres rôles : l’amour d’Hémon et son plaidoyer, les efforts de la timide Ismène pour partager la destinée de sa sœur, les sentimens même du gardien malgré sa nature vulgaire, ceux du chœur malgré sa prudente mobilité, l’intervention de Tirésias, nous la font aimer et plaindre, lui concilient encore notre admiration, enfin la justifient. Ainsi un courant bien sensible traverse tout le drame et nous entraîne dans un sens favorable à l’héroïque jeune fille.

Sophocle lui-même pouvait-il avoir une autre pensée ? Le merveilleux instinct poétique de la Grèce, qui a mêlé tant de délicatesse et de tendre émotion aux mœurs barbares et aux sombres catastrophes de son antique épopée, avait trouvé le premier la plus heureuse conception. De cette race de Laïus, souillée par l’inceste et fatalement vouée aux crimes les plus odieux contre la sainteté de la famille, il avait fait naître une jeune fille dévouée jusqu’au sacrifice de la vie à ces mêmes devoirs violés par les siens : forme bien touchante de purification et d’expiation, qui compensait tant d’horreurs accumulées sur cette famille maudite, et rassurait la conscience des Grecs habitués à chercher de vagues images de leur destinée dans les terribles fables de leurs origines. Eschyle, rencontrant dans ses trilogies thébaines cette belle légende, n’avait eu garde de la négliger. Il lui avait réservé une place à la fin de la grande construction dramatique dont nous possédons la dernière pièce, les Sept devant Thèbes. Au terme même de cette tragédie,

tome xix. — 1877.8