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aussitôt par ce suicide celui d’Eurydice. Attiré lui-même par ses craintes paternelles dans le lieu qu’il a choisi pour le supplice, il en sort n’ayant plus ni son dernier enfant ni sa femme. Comment donc se refuser à l’évidence et nier le triomphe de la religion de la famille ? C’est elle assurément qui fait l’unité du drame, et Sophocle a eu le dessein bien arrêté de rester fidèle à la pensée antique, à la pensée grecque et athénienne. En veut-on une autre preuve ? L’ancienne légende épique, conservée d’après l’opinion de Boeckh lui-même par Apollodore, racontait qu’Antigone avait été enfermée par Créon dans le tombeau où elle avait enseveli Polynice, sans doute le tombeau de famille. Or Sophocle avait conçu le rôle d’Antigone de telle sorte que ce tombeau disparaissait : c’était dans la plaine nue, à ciel ouvert, que la jeune fille accomplissait hardiment pour son frère les rites incomplets des funérailles. Cependant le poète n’a pas voulu renoncer à l’idée traditionnelle : il a tenu à ce que cette victime de la piété envers les morts fût ensevelie vivante dans un tombeau, et il en a inventé un d’une espèce nouvelle, dit-il lui-même, cette caverne qu’il désigne avec une richesse d’expressions figurées où se mêlent à la description matérielle la pensée de l’hymen interrompu d’Antigone et celle de sa mort. Ce tombeau de son invention lui a servi pour le supplice de la victime et pour la punition du bourreau. Ainsi s’est retrouvée dans toute sa force, exprimée sous sa forme la plus sensible, l’idée fondamentale du drame, qui repose tout entier sur la religion de la famille. Créon expie par la mort des siens, sur le lieu même de son crime, sa cruauté contre la fille de sa sœur et surtout son double outrage à la religion des morts, envers Polynice et envers Antigone. Celle-ci est vengée, et les devoirs auxquels elle a sacrifié sa vie ont reçu des dieux une éclatante et terrible sanction. Ainsi la religion de la famille, la sainteté des devoirs funèbres, président au dénoûment, après avoir été le ressort supérieur de toute l’action.

Voilà le fait bien visible devant lequel Hegel et Boeckh ont fermé les yeux. Il y a cependant entre eux une différence, toute à l’avantage du premier. Chez celui-ci se distingue une vue haute qui offre un certain rapport avec l’idée antique. Il ne regarde, lui aussi, le conflit de la religion et de l’état que comme un accident destiné à disparaître bientôt. La résistance des acteurs humains passionnés et aveugles n’y peut rien : l’ordre se rétablit, mieux déterminé, et le progrès de l’harmonie est assuré par leur ruine. Sophocle n’allait pas jusque-là, mais il ne négligeait pas une des sources d’émotion les plus profondes de la tragédie grecque, le spectacle de l’a-

    tuer. Le malheur est que, s’ils se trompent, ils trompent en même temps le public. On ne sauverait donc la moralité du poète qu’en lui prêtant une maladresse.