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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/173

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Sedan est sous la protection de votre couronne, et je ne puis pas me persuader que votre majesté ait dessein de la priver de cet avantage. Que si la mauvaise volonté de mes ennemis va jusqu’à me faire perdre l’honneur de vos bonnes grâces et la protection que vous m’avez promise, en ce cas, sire, je crois que la nature me permet d’opposer à leur injustice le secours de mes sujets, de mes parens et de mes amis, sans qu’on puisse me reprocher que je m’écarte de ce que je dois à votre majesté en qualité de sujet et de seigneur d’une souveraineté que les rois vos prédécesseurs ont prise sous la protection de votre couronne. »

On voit ici, sous une forme un peu confuse et embarrassée, la pensée féodale, dont Bouillon fut un des derniers représentans convaincus. Il invoque le droit naturel, il est lié par un feudum, mais le suzerain est aussi lié envers lui ; il oppose souveraineté à souveraineté. Il ignore l’idée moderne de la patrie ; au besoin il cherche contre ses ennemis du secours chez ses parens et ses amis étrangers. Il ne met rien au-dessus de ses droits héréditaires,[1]. Il faut entrer dans les replis de ces âmes du XVIe siècle, tourmentées entre deux fois religieuses, entre deux conceptions tout à fait dissemblables de l’état. Cet état nouveau, qui menaçait les grandes races, irrésistible sous la figure d’un Henri IV ou d’un Louis XIV, pouvait-il aisément obtenir le respect sous celle d’un Concini ou d’un Luynes ? L’assassinat de Concini montre le roi lui-même complice des seigneurs. Bouillon marchait sur Soissons pour en faire lever le siège et était sur le point d’attaquer l’armée royale, quand il apprit la mort du favori. Les seigneurs retournèrent un à un à la cour ; pour Bouillon, il rentra à Sedan. Il n’était pas d’humeur, disait-il, « à dépendre éternellement des favoris ou à se commettre avec eux. » Il attendit que le parlement eût signifié une déclaration

  1. Il est bien intéressant de comparer la façon dont Bouillon parle de sa souveraineté de Sedan et l’opinion qu’il a conçue de la grandeur de sa maison avec ce que dit plus tard Saint-Simon au sujet des prétentions de la maison de Bouillon. Il y a tout un chapitre là-dessus (ch. CLXVII, t. IX, édition de 1822), où Saint-Simon cherche à enfoncer les Bouillons dans le néant, même après le grand Turenne. Henri de La Tour, celui qui nous occupe, est pour Saint-Simon d’assez petite maison ; la faveur d’Henri IV lui remplit l’esprit de chimères. Ne pouvant les tirer de sa naissance, il essaya de les établir sur sa qualité de prince souverain de Sedan et de Bouillon ; mais Sedan était un fief mouvant du domaine de Mouzon, relevant ainsi des archevêques de Reims. Les La Mark usurpèrent quand ils prirent, au lieu du titre de seigneur de Sedan, celui de prince de Sedan. Bouillon était une mouvance des évêques de Liège. À l’assemblée des notables à Rouen, le maréchal de Bouillon ne put s’asseoir au banc des ducs, et se mit parmi les maréchaux. Au baptême de Louis XIII, Bouillon, quoique huguenot, fut nommé pour porter un des honneurs, et mis pour cet honneur au rang de maréchal de Francs. Il supplia Henri IV de lui permettre de n’en porter aucun. Voilà les raisonnemens de Saint-Simon, pour qui il n’y a rien en dehors de la patrie.