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n’ont pas d’histoire », un de ces hommes rares qui « choisissant leur voie de bonne heure, ont marché toujours droit devant eux et n’ont eu que les ambitions de leur état. L’exemple de ses meilleurs amis, l’éclat de leur fortune politique, les facilités que lui offraient les cinq ou six révolutions qu’il a traversées, ne l’ont jamais séduit; sous tous les régimes, il s’est contenté d’être un savant et un lettré. » Comme l’a ajouté l’orateur, M. Patin n’a pas eu sujet de regretter sa résolution ; dans le choix qu’il avait fait, il a trouvé le bonheur. On se rappelle l’histoire de ce roi de Samarcande à qui ses médecins déclarèrent qu’il n’y avait qu’un remède au mal dont il souffrait; c’était de se procurer la chemise d’un homme heureux. Les émissaires qu’il envoya partout rencontrèrent beaucoup de gens qui avaient des chemises, mais qui n’étaient pas heureux, et ils finirent par mettre la main sur un homme heureux, lequel par malheur n’avait pas de chemise. On voit bien que dans ce temps il n’y avait à l’université de Samarcande aucun professeur qui ressemblât à M. Patin; autrement les émissaires du roi tartare n’auraient pas eu besoin d’aller bien loin pour découvrir un homme qui eût à la fois du linge et du bonheur. On ne pouvait voir M. Patin sans sentir qu’on se trouvait en présence d’un homme heureux. Il était heureux, d’abord parce qu’il l’était, ce qui est la meilleure des raisons; il l’était aussi parce qu’il n’avait jamais eu de prétentions déraisonnables, parce qu’il demandait à la vie ce qu’elle pouvait lui donner, parce qu’il aimait l’étude et le travail, qu’il se savait utile et qu’il pouvait jouir en conscience des marques d’estime, des distinctions accordées à son mérite. C’était un mérite qui remplissait exactement son cadre, sans trouver son cadre trop petit et sans que personne s’avisât de le trouver trop grand. Au surplus, M. Patin était une nature bienveillante, il n’a jamais connu la jalousie. Il n’y avait point de serpent dans ce cœur de lettré, et d’ordinaire les lettrés nourrissent un serpent, à qui ils donnent en pâture leurs ennemis et qui finit par les manger eux-mêmes. Aussi n’est-ce point pour se consoler que M. Patin lisait Horace et qu’il en a donné une traduction consciencieuse, fidèle, exacte, à cela près que le traducteur a coupé les ailes à son poète; l’oiseau marche, il ne vole plus.

M. Legouvé a consacré dans sa réponse une spirituelle tirade aux traducteurs d’Horace. Il a l’air de croire qu’ils sont tous des mécontens, des désabusés, des ambitieux déçus. — « Le goût et, si j’ose le dire, la manie de traduire Horace, a-t-il dit, est une maladie qui sévit aujourd’hui sur les hommes de toutes les professions vers l’âge de cinquante ou soixante ans. C’est le coup de cloche de l’adieu au monde. Au XVIIe siècle, on se retirait dans un couvent; aujourd’hui on se retire en Horace. Un magistrat quitte sa toge, il traduit Horace. Un avocat abandonne le barreau, il traduit Horace. Un ministre perd son portefeuille