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sans esprit de retour, il traduit Horace pour se persuader qu’il est philosophe. Un négociant renonce à son commerce, il traduit Horace pour se persuader qu’il est latiniste. » M. Legouvé a oublié les gens qui traduisent Horace tout simplement parce qu’ils l’adorent, et que traduire un poète est le seul moyen d’entrer dans sa peau. Horace est le plus moderne des poètes anciens, il est notre contemporain. Il a vécu comme nous au lendemain des révolutions, qui l’ont rendu un peu sceptique. Il s’est moqué des partis-pris, des exagérations et des exagérés, il a fait la guerre à l’absurde. Il a vu sévir autour de lui toutes les maladies dont nous souffrons, il a été son propre médecin et il nous communique sa recette. Il a été par excellence un esprit libre, détestant toute servitude, résolu à ne jamais se mettre à la discrétion d’un préjugé ou d’un paradoxe. Quand on vient d’entendre certains discours, quand on vient de lire certains journaux, blancs, rouges ou noirs, est-il un meilleur moyen de se rafraîchir, de se refaire, que de lire une épître d’Horace? M. Patin a traduit ce délicieux poète pour pratiquer plus intimement son commerce. Il aurait pu lui dire, comme Voltaire, qu’il mettait ses soins

A suivre les leçons de sa philosophie,
A mépriser la mort en savourant la vie,
A lire ses écrits pleins de grâce et de sons.
Comme on boit d’un vin vieux qui rajeunit les sens.


Mais il n’aurait pu ajouter qu’il apprenait de lui

A se moquer un peu de ses sots ennemis.


M. Patin n’avait point d’ennemis, et beaucoup de gens trouveront que cela manquait à son bonheur. Une bonne haine partagée est une épice; mais M. Patin n’éprouvait pas le besoin d’épicer sa vie.

M. Boissier faisant l’éloge de l’auteur des Études sur les tragiques grecs, c’était la nouvelle école de littérature érudite payant son tribut d’hommage à l’ancienne. M. Patin appartenait à la race des humanistes purs. Quelque place qu’il donnât dans ses ouvrages et dans ses cours à la philologie, à la critique des textes et des sources, il étudiait les anciens en littérateur; c’était un Rollin moins naïf que Rollin, un La Harpe beaucoup plus savant que La Harpe. Ce qu’il cherchait surtout dans les œuvres de l’antiquité, c’était des raisons de l’admirer davantage; ses livres sont des cours d’admiration raisonnée. La nouvelle école, dont M. Boissier est un des représentans les plus distingués, met la philologie et la littérature au service des sciences historiques; elle considère les auteurs grecs et latins comme des sources d’information; elle s’occupe moins de les admirer que de les interroger, et, s’ils refusent de répondre, elle les soumet à la question ordinaire ou extraordinaire. M. Boissier est un des curieux les plus interrogeans d’aujourd’hui ; il