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sur elles-mêmes, informes et gigantesques amas de ruines : d’autres debout dans tout leur orgueil avec leurs assises intactes. C’est au sommet d’une de ces dernières, la pyramide à degrés de Saqqarah, — le plus ancien édifice de la main de l’homme, d’après toutes les présomptions, — qu’on embrasse le mieux cet ensemble. Si l’on regarde dans la direction de l’ouest, le désert se déroule sans autres limites que celles fixées par la pensée jusqu’au centre de l’Afrique, jusqu’à l’autre Océan, durant des milliers de lieues; pas un atome ne tranche sur la tristesse du sable pur, aveuglé de soleil, buvant la lumière comme l’eau, gris de plomb à l’aube et au crépuscule. Le silence est si subtil qu’on entend aux grandes eaux le sourd murmure du Nil invisible, voix de la vie. Si l’on regarde à ses pieds, on retrouve, moutonnant contre les assises de la montagne de pierres, les innombrables plis de terrain qui recèlent et trahissent aux endroits déblayés des tombes vieilles de cinq à six mille ans, à notre connaissance, d’autres qui échappent à la mesure de nos certitudes : les plus anciennes conquêtes de cette mort que la Bible appelle première-née — primogenita mors. — Cherchez maintenant s’il est une place en ce monde qui puisse mieux terrasser l’âme par la rencontre de ces deux infinis, celui de l’espace, celui du temps.

Redescendons dans les hypogées : il faut les déblayer à chaque visite du sable qui les envahit derechef dès que la pioche se repose. Alors apparaît une cité populeuse où, dans chaque maison mortuaire, les murs sont littéralement couverts d’inscriptions hiéroglyphiques, de représentations sculptées et peintes : elles nous rendent dans ses moindres détails la vie privée d’une société, l’expression de ses pensées, la physionomie du pays qu’elle habitait, la flore, la faune de ce pays, depuis le monstre jusqu’à l’insecte; la fraîcheur, l’éclat, la scrupuleuse perfection de ces représentations semblent les dater d’hier. Qu’on se figure une des nécropoles de nos grandes capitales, un Père-Lachaise dix fois, vingt fois plus étendu, ses humbles caveaux remplacés par des chambres spacieuses et des galeries souterraines, ses pierres nues empruntant à nos arts toutes leurs recherches pour raconter notre vie; qu’on se le figure ainsi immobilisé, conservé aussi intact dans le sable fin que la momie sous ses bandelettes et ses aromates, et apparaissant soudain dans sept ou huit mille ans aux hommes qui seront alors. Je ne reviendrai pas sur la monographie détaillée de ces tombeaux, tous ordonnés sur le même plan et déjà tant de fois décrits. J’ai voulu seulement rappeler une impression d’ensemble, telle qu’elle se dégage de leur réunion dans la solitude.

J’aimais à m’asseoir sur le linteau à demi dégagé d’un d’entre