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je l’aime et je suis aimé d’elle ; je ne demande rien de plus et me tiens pour satisfait de la grande somme de bonheur qui m’est départie.

Mme Chandor le regarda du coin de l’œil et fit un imperceptible mouvement d’épaules.

— Je puis vous raconter cela maintenant, dit-elle en effeuillant une violette. Quand la nouvelle de ce mariage a éclaté comme un coup de foudre dans notre monde médisant, quelques bonnes personnes sont venues me voir aussitôt avec des airs de compassion qui m’amusaient bien, allez… Vous comprenez, mon cher, que vous n’êtes pas dangereux à présent, un homme marié ne compte pas ; mais autrefois je ne serais pas restée seule avec vous au milieu des bois ; on m’aurait déchirée à belles dents !

— Tandis que maintenant…

— Oh ! maintenant…

Norine jeta dédaigneusement la violette par-dessus son épaule, pendant que Loïc se levait.

— Est-ce qu’elle aime le monde, votre femme ? reprit-elle.

— Je le crois..

— Vous devriez en être sûr. Après un mois de mariage, je vous certifie que je connaissais mieux mon mari que vous ne m’avez l’air de connaître votre femme. Après cela, l’amour est aveugle.

Loïc sentait une légère irritation le gagner :

— Dites-moi, chère madame, ai-je jamais rien fait qui pût vous blesser ?

— Jamais.

— Alors pourquoi vous moquez-vous de moi ? Vous savez qu’il y a certaines choses, dites par une femme, auxquelles un homme, si spirituel qu’il soit, ne trouve pourtant rien à répondre.

— Oh ! oh ! s’écria Norine en éclatant de rire, je ne reconnais plus mon marquis de Bramafam ! Vous, l’homme élégant, l’homme à la mode, vous vous avouez vaincu ? Tenez, mon cher, vous avez fait une folie. Mme de Bramafam est une femme charmante ; mais ce n’est pas elle que vous auriez dû épouser. Je l’ai étudiée depuis quelques jours… Elle n’est même pas la petite bourgeoise que je croyais. Je n’ai pas vu de flamme dans ses yeux ; elle passe à côté de vous, cette jeune épouse, sans que son regard soit chargé de cette tendresse de la lune de miel. Elle n’est qu’affectueuse, elle n’est pas tendre. Vous ne pouvez pas lui en vouloir : il y a des natures comme cela ! Vous aimez à monter à cheval : elle n’est pas écuyère ; vous aimez la valse : elle ne danse pas ; vous aimez la causerie : elle est silencieuse. Hier soir, au salon, — ne soyez pas trop vaniteux — vous et le général, vous avez été étourdissans d’esprit. Chacun de