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et son teint animé. Comme tout homme qui se sent rouler sur une pente fatale, il tenta de se raccrocher à la branche tendue. Aurait-il donc méconnu Roberte ?

Un peu avant le dîner, Norine proposa une promenade dans le parc : elle espérait que le marquis la suivrait ; mais celui-ci alla rejoindre sa femme, qui était remontée à son appartement. Roberte avait souffert pendant toute cette journée ; elle s’était sentie jalouse ! Blessée par les attentions de son mari pour Mme Chandor, elle avait voulu triompher à son tour. Dès qu’elle se trouva seule dans sa chambre, elle ne put retenir ses larmes. Elle aimait éperdûment Loïc, et sa jeunesse l’emportait enfin sur les conseils de l’expérience.

— S’il pouvait venir, pensa-t-elle, comme je lui sauterais au cou !

N’était-ce pas pour lui qu’elle s’était laissé aller à une improvisation brillante ? Elle entendit aussitôt le pas pressé de son mari qui montait l’escalier : « C’est lui », songea Roberte avec une profonde émotion.

— Est-ce que vous êtes souffrante, mon amie ? dit Loïc en entrant ; vous m’avez inquiété, et je suis venu.

Il parlait d’une voix douce, avec tendresse même. Si elle s’était jetée dans ses bras, ces deux êtres devenaient à jamais heureux ; mais elle se rappela soudain Mme Chandor. Un démon s’empara d’elle ; elle recula de deux pas et dit d’un ton amer :

— Nullement, mon cher Loïc, je ne vous remercie pas moins de votre sollicitude.

— Vous avez pleuré, Roberte ?

— Moi ? pourquoi aurais-je pleuré ? Est-ce que je ne suis pas heureuse ?

Elle ajouta, la rage dans le cœur : — Nos amis et Mme Chandor sont dans le parc. Voulez-vous m’excuser auprès d’eux ? J’irai les joindre dans un instant.

Le marquis comprit que sa femme le congédiait. Il s’inclina et sortit.

Roberte restait debout et tremblante au milieu de la chambre. Elle eut la conscience de ce qu’elle venait de faire ; éperdue, elle appela : « Loïc ! » mais celui-ci ne pouvait plus l’entendre. Elle se souvint alors du tableau sombre que sa tante lui avait fait des époux qui en viennent à se haïr pour s’être trop aimés, et elle murmura en pleurant : — Il me semble que je serais plus heureuse en étant malheureuse !

Cet incident eut pour résultat de rejeter Loïc dans son caprice. Pendant les deux jours qui suivirent, Mme Chandor surprit deux ou