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à murmurer. Bien loin en avant de nous les lumières d’un hameau scintillaient comme des vers luisans posés dans l’herbe, et, sur notre tôle, la voûte immense était parsemée d’astres innombrables pareils aux feux de bivouac d’une grande armée. Le clair de lune, à travers les rameaux, y attachait comme des fils d’argent, et toutes les collines, tous les ravins, nageaient dans cette réverbération magique qui porte en nous à la fois tant de calme et de mélancolie. Comme nous atteignions un petit bouquet de bouleaux, une fusée étincelante traversa le ciel et disparut dans l’immensité. Le garde-forêt fit le signe de la croix et s’arrêta court. — Trop tard, le malheur est arrivé, dit-il.

— Quel malheur ?

— N’avez-vous pas vu l’étoile filer ?

— Certainement.

— Elle vient de se transformer en letawitza.

— Comment cela ?

— Dans chaque étoile filante réside un démon qui tombe sur la terre, répondit le garde-forêt d’une voix chagrine. Si, au moment même où on l’aperçoit, on récite une certaine formule, le maléfice est conjuré ; mais si l’étoile touche la terre, elle prend le corps d’une femme d’une grande beauté, avec de longs cheveux blonds qui ruissellent et scintillent comme des étoiles. Cette belle créature est douée d’une puissance étrange sur toute âme humaine. Elle attire à elle les jeunes gens dans les réseaux d’or tombant sur ses blanches épaules. La nuit, quand tout dort, elle se penche sur eux, les presse contre sa poitrine et les embrasse, les embrasse impitoyablement jusqu’à ce qu’ils tombent morts.

Le garde-forêt n’avait pas achevé son récit que nous crûmes entendre loin de nous comme un profond soupir. Cette plainte détonna dans le silence solennel qui planait sur ce taillis sombre, au milieu des bouleaux aux feuilles perpétuellement agitées, et dont les fûts, blancs comme des morts dans leurs linceuls, semblaient se dresser autour de nous, muets, en nous montrant au doigt.

— Qu’était cela ? demandai-je.

— Une ondine, ou bien une roussalka[1], peut-être même la letawitza.

— Je crois plutôt que c’était un butor.

— Soit, c’est un butor, fit le garde-forêt avec une sorte de pitié. En tout cas, mieux vaudrait continuer notre route.

Nous avions à peine fait quelques pas qu’une flamme de la hauteur d’un homme s’éleva à nos côtés dans un fourré d’aunes nains.

  1. La sirène des Petits-Russiens.