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lutte, ce nom respecté fut toujours mis en dehors de toutes les querelles et au-dessus de toutes les contestations.

Ce n’était pas assez encore ; l’Enéide eut cette bonne fortune d’être adoptée de très bonne heure par les grammairiens et de devenir un livre de classe. Du temps même de Virgile, il se fit dans l’enseignement une révolution dont sa renommée profita. Jusqu’alors on n’avait mis dans les mains des jeunes gens que des ouvrages antiques et tout à fait passés de mode : Horace raconte qu’Orbilius, son maître, le forçait à lire les pièces de Livius Andronicus, et qu’il avait la prétention de les lui faire admirer à coups d’étrivières. Ce fut l’affranchi d’Atticus, Cœcilius Epirota, un homme d’esprit entreprenant et novateur, qui introduisit le premier les poètes nouveaux, et surtout Virgile, dans les écoles. Il est donc probable que l’Énéide a été expliquée aux écoliers dès son apparition. Qu’elle ait remplacé pour eux avec un grand avantage tous ces vieux auteurs dont on les ennuyait, c’est ce qui se comprend aisément. L’attrait dut être très vif, dès le premier jour, pour ce beau poème, qui joignait au mérite de la perfection celui de la nouveauté. Les graffiti, inscrits en si grand nombre par les jeunes gens sur les murs de Pompéi, nous montrent bien quelle place tenaient les vers de Virgile dans toutes les mémoires, et que l’esprit en était si rempli que la main les traçait presque sans le savoir. Le charme durait encore du temps de saint Augustin, qui nous raconte que la lecture du quatrième livre de l’Enéide a été une des plus grandes émotions de sa jeunesse.

Une fois entré dans les écoles, Virgile s’y fit une place de plus en plus importante : elle est fort grande déjà chez Quintilien et chez Aulu-Gelle ; elle le devint davantage chez leurs successeurs. Ils le regardent comme l’arbitre et le modèle du beau langage : Priscien le cite plus de douze cents fois, et sur cent exemples invoqués par Donat dans sa grammaire, quatre-vingts sont tirés des œuvres de Virgile. Il était presque inévitable que ce long séjour du poète dans les classes n’exerçât une influence fâcheuse sur la façon de le comprendre et de le juger. Les professeurs ont toujours quelque penchant à forcer un peu leur admiration pour entraîner celle des élèves ; mais c’est surtout quand ils expliquent ces grands auteurs, qui ne changent pas et sont le fond même de leur enseignement, qu’ils se sentent perpétuellement tentés d’exagérer. La critique, en revenant sans cesse sur le même écrivain, s’excite et s’exalte elle-même ; il faut, comme pour s’entretenir, qu’elle découvre tous les ans, dans le chef-d’œuvre qu’elle étudie, quelque raison nouvelle d’admirer. Après avoir épuisé les éloges légitimes, plutôt que de se répéter, elle lui cherche et lui trouve des mérites imaginaires.