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pas moins la conscience d’une pensée plus large, d’une inspiration plus noble, d’un essor qui rejoignait plus souvent l’éternelle vérité. Il avouait franchement que sa poésie idéale ne s’adressait qu’à un petit nombre de lecteurs, et laissait, sans ombre d’envie, la grande renommée à son illustre émule, l’encourageant dans la bonne voie, se réjouissant de chaque progrès, applaudissant à tous ses triomphes. Il ne paraît pas que Byron ait toujours répondu avec la même franchise à cette admiration sincère et désintéressée. Quoique très généreux à ses heures, il était souvent ombrageux et fantasque. Il avait le regard trop perçant pour ne pas comprendre que le génie de Shelley était bien supérieur à sa renommée. Il le traitait en égal devant tous ses amis, mais ne paraissait pas trop empressé d’en informer le grand public. Un jour, Trelawney lui dit : Vous savez ce qu’il vaut et combien on l’a injustement traité. Pourquoi ne le faites-vous pas connaître à vos compatriotes? — Et que dira-t-on de nous autres? — fit Byron d’un air moitié plaisant, moitié sérieux. Était-ce insouciance et paresse, ou bien craignait-il un rival dans son rôle de réprouvé, et voulait-il avoir seul le privilège d’effrayer et de séduire son siècle? Quoi qu’il en soit, la fin de la lettre de Shelley prouve qu’il ne trouva pas dans son ami les encouragemens qu’il eût pu en attendre, et s’imposait pour cette raison une certaine réserve. Il avait songé à lui demander un secours considérable pour Leagh Hunt, qu’il soutenait lui-même de tous ses efforts, mais un je ne sais quoi l’en retint. « Lord Byron et moi, dit-il, nous sommes d’excellens amis et si j’étais réduit à la pauvreté, ou si je n’avais aucun droit à une position plus haute que celle dont je suis en possession, nous pourrions être amis en toute chose, et je lui demanderais librement toute faveur. Ce n’est pas le cas. Le démon de la méfiance et de l’orgueil est à l’affût entre deux hommes dans notre situation et entrave la liberté de nos rapports. C’est un tribut, un lourd tribut que nous devons payer à la nature humaine. Je pense que la faute n’est pas de mon côté, et cela n’est pas probable, car je suis le plus faible. Espérons que dans quelque autre monde ces choses seront mieux arrangées. Ce qui se passe dans le cœur d’un autre échappe rarement à l’observation de celui qui est un anatomiste sévère du sien propre. » Il est impossible de voir plus clair et de sentir plus noblement.

On se tromperait du reste si l’on pensait que les préoccupations personnelles dominaient dans ce cercle. Rien ne pouvait moins ressembler à une coterie littéraire que le rayon où se mouvaient ces deux esprits. On s’y moquait des engouemens du jour, des querelles de presse, des hauts cris jetés de temps à autre par la Revue d’Edimbourg, et de toute cette « étuve du monde » où les meilleurs