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esprits perdent souvent leur originalité et la vraie notion des choses. Dans la colonie de Pise, on vivait avec le charmant sans-gêne de la vie italienne; on se sentait de pair avec les grandeurs du passé, on ne se passionnait que pour les intérêts les plus élevés du présent. Il faut le reconnaître, le commencement de ce siècle eut une flamme d’enthousiasme que nous avons perdue. Les grandes passions l’emportaient alors sur les petites, les entraînaient dans la force de leur courant. Tout le sol européen avait tremblé sous les catastrophes de la révolution française et sous les guerres de l’empire. Les hommes de la génération suivante, ceux qui avaient été ou acteurs ou spectateurs dans ces luttes épiques en conservèrent un grand souffle, une vue large de l’histoire, un sentiment profond et tragique de la vie. La plants humaine ressemble à ces vignes qui poussent sur la lave du Vésuve et donnent les plus beaux fruits sur un sol de feu. Un grand fait moral sortit de la révolution française : les questions qui intéressent toute l’humanité commencèrent à prendre le dessus sur les questions de politique nationale. L’événement qui agitait alors le groupe de Pise, c’était l’insurrection inattendue de la Grèce. La lutte sanglante, sourdement fomentée depuis des années par les guerres du terrible Ali-Pacha contre les Souliotes et qui ne devait se terminer qu’en 1826 par la bataille de Navarin, n’en était encore qu’à ses débuts, mais déjà elle avait attiré l’attention de l’Europe. Plusieurs navires avaient jeté l’ancre dans le port de Livourne, apportant les survivans de l’insurrection de Valachie. L’un d’eux amena le prince Mavrocordato. Il fut accueilli à bras ouverts par Byron et Shelley et introduit dans leur cercle. Les deux poètes éprouvaient pour la Grèce renaissante une égale sympathie, et il est intéressant d’en saisir la nuance qui accentue la différence de leurs caractères. L’auteur du Giaour et de la Fiancée d’Abydos aima l’Orient comme le berceau de son génie. A vingt-deux ans, il avait parcouru l’Epire et l’Archipel, visité Athènes et Constantinople. Il s’éprit de la Grèce plus que d’aucun autre pays pour la splendeur de son climat, de ses ruines, de son ciel et de sa mer à la robe d’azur frangée d’or et semée d’îles comme de perles. Il aimait aussi ce climat comme celui des passions fortes, où l’amour et la mort se côtoient, et « qui a pour emblème le myrthe et le cyprès. » A son premier coup d’œil cependant sur cette terre, la mélancolie du passé l’avait pris au cœur. « Iles de la Grèce ! dit-il, îles de la Grèce ! où aima et chanta la brûlante Sapho, où grandirent les arts de la guerre et de la paix, où Délos a brillé, d’où Phœbus a surgi ! Un éternel été vous dore toujours, — mais tout, excepté votre soleil, est mort. » Et pourtant ces souvenirs sont si forts, ces marbres immortels si éloquens.