Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/583

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour prendre celui de Minerve ; je ne veux point du nom de Vénus, il y en a trop sur le compte de cette belle dame. Je ne suis pas Cérès non plus : la récolte a été très mauvaise en Russie cette année. »

Il est un genre de flatterie qu’elle préférait, et qui venait de ses adversaires : « A propos, écrit-elle à Voltaire, j’ai entendu dire qu’on avait défendu à Paris mon Instruction pour le code! » Catherine II est tout heureuse de passer à Paris pour un écrivain trop avancé. La cour de Versailles trouve ses doctrines subversives ! Quel succès ! Elle en éprouve le même orgueil qu’un journaliste qui en est à sa première condamnation. Elle ne manque pas d’annoncer à tous ses correspondans cette étrange bonne fortune. Quelle meilleure réponse aux pamphlets dirigés contre l’impératrice autocrate de Russie ? Ce qui est défendu en France est permis à Moscou, bien plus autorisé, encouragé, et c’est la souveraine elle-même qui patronne ces maximes et en fait la loi de l’état. Lequel des deux pays mérite l’épithète de barbare ? Catherine II, comme le grand Frédéric, affectait d’adorer la liberté de la presse. Elle souriait à toutes les hardiesses de plume, tant qu’elles restaient inintelligibles à ses sujets, comme elle admirait Lafayette, tant qu’il ne combattit pour la liberté que dans l’autre hémisphère. Elle était moins tolérante quand il s’agissait de la littérature russe. La princesse Dachkof nous a rapporté une scène terrible qu’elle eut avec l’impératrice, parce que la censure avait lu trop légèrement une pièce de Kniajnine, dont le sujet était emprunté à l’histoire presque fabuleuse de Novgorod-la-Grande. Elle voulait faire brûler cette tragédie « par la main du bourreau. » Elle-même lisait avec soin les pièces de théâtre et s’assurait, avant de permettre la représentation, que les censeurs n’y avaient oublié « aucun mot suspect. » Avec les lettrés russes, même ceux qu’elle protège le plus, elle n’a pas toujours eu cette exquise courtoisie qu’elle affecte avec les Français ; il nous est resté d’elle un billet très dur et très impérieux à Soumarokof, qui s’était permis de trouver mauvais qu’un feld-maréchal voulût avoir communication préalable de ses manuscrits, et un autre où elle dit de lui : « Soumarokof est et sera toujours un imbécile. »

La partie politique de sa correspondance avec Voltaire, celle qui a trait aux affaires de Pologne et de Turquie, est également fort curieuse. Les lettres de Catherine ont ce caractère d’utilité que nous avons déjà remarqué dans celles qu’elle adresse à Mme Geoffrin ou à Zimmermann. Elles sont tantôt des manifestes où elle expose gravement son bon droit, et tantôt des pamphlets où elle tourne ses ennemis en dérision. Elle a même un joli talent de caricaturiste : elle fait de Mustapha une sorte de Turc de mardi-gras et s’égaie