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aux dépens de sa sœur, de ses femmes et de ses généraux. D’autres lettres sont des bulletins de victoire où elle énumère les tués, les blessés, les queues de cheval et les canons pris sur l’ennemi. Y a-t-il des nouvelles défavorables, elle les diffère ou ne les donne à Voltaire qu’avec l’assurance d’une prochaine revanche. Elle ne néglige aucun moyen de persuader Voltaire, afin que Voltaire persuade l’opinion européenne. Le philosophe se prête d’autant plus volontiers à ce rôle que ses idées personnelles s’accordent avec celles de Catherine. Dans les affaires de Pologne, la question de nationalité lui est indifférente, et on peut dire qu’elle était obscure pour beaucoup de Polonais et que le temps de Kosciusko n’était pas encore venu. Il ne voit que les intérêts de la tolérance : or les nobles polonais, avec l’éducation qu’ils ont rapportée des collèges de jésuites, avec leur fanatisme aveugle qui fait d’eux les tyrans du paysan orthodoxe, avec cette frénésie qui leur fait préférer la ruine de la patrie à l’émancipation des dissidens, sont réellement antipathiques à Voltaire. Ami des rois, il déteste leurs attentats contre Stanislas Poniatovski. La guerre des confédérés contre Catherine, attisée par les prêtres, prêchée à Notre-Dame de Czenstochowa, bénie par le légat du pape, lui fait l’effet d’une croisade : or, pour l’auteur de l’Essai sur les mœurs, quoi de plus ridicule et de plus odieux qu’une croisade? Il ira jusqu’à proclamer Catherine II « pacificatrice de la Pologne ! » Il est encore plus décidé contre le Turc, cet autre ami du pape, et cette partie de sa correspondance emprunte aux circonstances actuelles un redoublement d’intérêt. Voltaire, comme certains publicistes français, certains orateurs anglais d’aujourd’hui, fait passer avant tout les considérations d’humanité, il ignore ou méprise toutes les maximes qui ont fait jusqu’à nos jours le credo de la diplomatie. Il ne voit qu’une chose : l’opprobre que fait rejaillir sur l’Europe la présence sur son sol d’une horde de barbares qui engendrent la peste, qui méprisent les lettres, « n’aiment pas les vers, n’ont jamais été à la comédie, n’entendent pas le français; » il s’indigne de voir des peuples au nom glorieux opprimés par une poignée d’Asiatiques, des pachas dans la cité de Thémistocle, un sultan dans la ville de Constantin. Personne n’a plus hautement que lui proclamé la « honte de l’Europe, » et tels passages de ses lettres seraient encore la meilleure épigraphe de certaines brochures nouvelles. Sans doute il sait mal l’ethnographie des provinces turques : il ignore presque les Roumains, les Bulgares, les Serbes, les Monténégrins; mais il connaît les Grecs et ne cesse de les recommander à Catherine dans des lettres chaleureuses qui semblent dater de 1826. Voltaire est presque le premier des philhellènes; s’il eut à se reprocher quelques péchés d’adulation vis-à-vis de l’impératrice, il lui sera beaucoup pardonné pour avoir