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Nous gagnons ainsi d’une allure assez paresseuse le petit hameau de Tougou, où nous arrivons à la nuit close. Il n’y a là d’autre gîte qu’une petite case tenue par une vieille Indienne célèbre dans tout Java par son extrême longévité : elle ne compte pas moins de cent dix-neuf printemps, elle peut encore voir, entendre, se mouvoir, et causer raisonnablement; sa jeune cousine, âgée de quatre-vingt-quatre ans, parle un peu français. La mère de Mamina eût pu voir Louis XIV, et elle-même a vu finir la guerre de sept ans. Dans une petite salle rustique, sur une table où chaque voyageur s’est amusé à graver son nom de la pointe de son couteau, j’essaie de manger je ne sais quoi de coriace ayant forme de poulet, tout en causant par gestes et par monosyllabes avec la plus jeune des deux cousines. Son visage brun, encadré de cheveux blancs, éclairé par la lueur vacillante d’une mauvaise chandelle, son sourire et ses gestes de vieille sorcière, l’attitude effarée de la servante qui l’aide à me servir, tout cela forme un petit cadre digne de tenter un Rembrandt. Le bruit attire trois nouveaux hôtes, dont deux lévriers superbes et un Hollandais qui ne sachant aucune autre langue européenne que la sienne, connaît quelques mots de chacune et réussit à composer des phrases mixtes d’un comique achevé. Très fort sur la numération gesticulée, il me donne, sans y être invité, tous les renseignemens de chiffres imaginables; je note au passage l’altitude de Tougou, qui est de 3,200 pieds, et celle de Sindaglaya, où je dois arriver le lendemain, qui est de 3,800.

Le 30 au matin, pourvu du plus grand cheval qu’on ait pu trouver, mais cependant fort mal monté, je continue de gravir à travers forêt jusqu’au col de Telaga-Varna, qui sépare la résidence de Butenzorg de celle des Préangers. Un petit détour qu’on fait à pied mène au bord d’un très ancien cratère, aujourd’hui plein de verdure, dont le fond est un petit lac aux eaux sombres et profondes. Du haut du col de Telaga-Varna, on voit s’étendre à perte de vue un immense plateau entouré d’une ceinture de montagnes aux crêtes déchirées, que domine le sommet isolé du Pundjock. Puis on commence à descendre au milieu de la région la plus belle et la plus salubre de Java; c’est à Sindaglaya, au bord d’une petite rivière torrentueuse, que s’arrête ma course. Le gouvernement a établi là, sous la direction du docteur Ploem, une maison de santé pour les officiers, un hôpital pour les soldats, où les uns et les autres viennent en congé de convalescence se refaire des dures fatigues et des souffrances de la guerre de Sumatra, sous un climat plus frais et plus clément que celui de Batavia. Les voyageurs valides sont reçus dans une pension attachée à l’établissement, tout le monde vit en famille et mène la vie calme qui convient à des convalescens.