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Passer tout le jour sans s’habiller, fumer nonchalamment jusqu’à l’heure du déjeuner, faire la sieste après, une partie de billard ou d’hombre de cinq heures à sept heures, dîner, fumer et se coucher à neuf heures; tel est l’idéal du bonheur pour des hommes dont la santé est exténuée par les alertes, les veilles, les privations et les fièvres[1]. Il n’est pas de sacrifices auxquels le gouvernement néerlandais ne soit prêt pour son armée des Indes. Avancement rapide, congés fréquens, soins gratuits, traitemens élevés, pensions de retraite, il ne néglige rien pour entretenir dans ses possessions un corps d’officiers capables. Beaucoup d’entre eux prennent si bien goût à cette existence large et indépendante, que lorsque vient le moment de prendre leur retraite, ils ne peuvent se résigner à rentrer en Europe, achètent une plantation à Java et consacrent leurs dernières années à la faire valoir.

1er mai. — Celui-là n’est pas un voyageur qui n’est pas tourmenté par l’attraction des sommets. S’il est impossible par le temps dont je dispose de gagner le sommet du Pundjock, on peut du moins facilement atteindre la croupe d’un contre-fort dont la sombre ver- dure souligne le cône du volcan. Je pars à cheval en compagnie d’un des pensionnaires du docteur Ploem, un commis de deuxième classe, que préoccupe décidément la question florin : il ne saurait nommer un objet sans en dire le prix; ce n’est pas un homme, c’est un tarif vivant et parlant. Chacun sans doute envisage les choses d’ici-bas à sa façon; mon compagnon les examine surtout au point de vue du profit ou de la dépense qu’elles représentent : son admiration en présence de la nature se traduit par des supputations de prix du plus excellent comique. Cependant la puissante forêt nous couvre de son ombre, toute trace de sentier a disparu; nos chevaux gravissent péniblement le lit d’un petit ruisseau encombré de cailloux et de branches d’arbres; les lianes s’entre-croisent sur nos têtes et d’énormes araignées au ventre vert se balancent suspendues à leur toile en travers de notre passage, c’est la solitude toujours émouvante de la forêt vierge; l’homme n’a pas encore disputé ce séjour aux fauves, aux singes, aux perroquets, aux cacatois qui s’y ébattent en pleine liberté. Le grondement d’une cascade se fait entendre: encore un coup de collier, nous voici à Tchiburn; mon intarissable commis chiffre toujours. Fort heureusement le soin de sa monture l’absorbe trop à la descente pour laisser place

  1. Le directeur, dont rien n’épuise l’activité philanthropique, voudrait décider le gouvernement français à envoyer là ses malades de Cochinchine au lieu de les rapatrier à grands frais, parfois trop tard et au risque de les voir trop souvent mourir dans la Mer-Rouge. Mais si ce progrès doit se faire, que de temps on le discutera encore avant de l’accomplir !