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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/629

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côté. Les négociations s’engagent, on discute, on se passionne, on s’injurie avec cette ampleur de geste et cette emphase tragique qui sont dans le génie de la race. Ce sont bien les mêmes fils de Sem qui ont écrit le livre de Job et celui d’Isaïe. Quel souffle ! quelles allures épiques ! Une femme a été, je ne sais à quel propos, menacée d’un coup de fouet par notre cocher ; au moment où j’allais remonter en voiture, elle m’empoigne, se fait un rempart de mon corps, et de cet abri inviolable lance au délinquant, dans une langue sonore et retentissante, une philippique dont je ne comprends pas un mot, mais dont la péroraison énergiquement accentuée me rappelle l’apostrophe homérique :

ϰυνὸς ὄμματ’ ἔχων ϰραδίην δ’ ἐλάφοιο.

Tout cela appartient à l’âge héroïque : c’est là une civilisation primitive, sans mixture apparente, telle qu’on se la figure il y a trente siècles. Non loin du marché est le quartier des Parsis, qu’on reconnaît à leur type plus voisin des races indo-européennes et à leur coiffure en forme de tiare. Ce sont d’anciens Perses chassés par la conquête, qui sont venus chercher un refuge sur les côtes de l’Arabie-Heureuse. Ils adorent l’eau, la terre, le feu et le soleil ; ils ne mangent de rien qui ait vécu, la moindre souillure est pour eux un crime ; la vie des animaux leur est sacrée ; les corps, après la mort, doivent être exposés aux oiseaux du ciel, qui dévorent la chair, puis les os sont brûlés et les cendres jetées. Les Parsis vivent disséminés par petits groupes dans presque tout l’extrême-Orient, où ils se livrent aux opérations de banque, au négoce, et tiennent un rang analogue à celui des Israélites dans le commerce européen. Les Anglais essaient sans violence de décourager leurs pratiques religieuses, en tant qu’elles blessent les lois de police, les laissant libres sur tous les autres points. Ici comme partout, en effet, les maîtres de l’Asie s’entendent à gouverner sans secousse, à exercer le pouvoir sans ostentation ; leur main est partout, mais invisible, et leur domination ne se fait sentir que par ses bienfaits. La ville est gardée par des cipayes, indigènes enrégimentés, équipés et exercés à l’anglaise ; les soldats anglais, quoique nombreux, paraissent peu ; la police est faite par des constables somals ou arabes, qui n’ont de l’Angleterre que l’uniforme aux armes de la reine Victoria. Le gouvernement colonial laisse librement circuler les pèlerins qui se rendent à La Mecque, venant des Indes, de Singapore, de Java, de Chine, les uns par terre, d’autres par des vapeurs de commerce ou sur le pont des paquebots des messageries, quelques-uns dans des boutres sur lesquels ils ne peuvent naviguer que de cap en cap, suivant la côte pendant des mois et quelquefois des