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qu’un concert de remercîmens s’élève et nous accompagne jusqu’à la sortie de ce séjour de la misère.

Pendant ce temps, les passagers restés à bord du Sindh n’ont pas manqué de distractions; sans parler des marchands qui sont venus leur offrir des œufs et des plumes d’autruche, des peaux de panthère, des cornes d’antilope, ils ont eu la vue récréative des jeunes Arabes amphibies, qui nagent autour du steamer en attendant qu’on leur jette quelque menue monnaie. Une pièce de six pence tombe à l’eau ; douze moricauds plongent aussitôt, vous ne voyez plus que vingt-quatre pieds, puis tout disparaît; au bout d’un instant, tous remontent à la surface, et le plus habile vous montre entre ses dents la pièce qu’il a saisie avant qu’elle eût gagné le fond. D’autres grimpent comme des écureuils jusqu’à la chaloupe baleinière suspendue à une vingtaine de pieds au-dessus de la mer et débattent le prix d’un plongeon, qu’ils exécutent sans sourciller. C’est une sorte de taxe assez lucrative que ces naturels frappent sur le désœuvrement du passager, nulle part plus profond qu’aux escales.

Du 24 au 29 mai. — Avant de sortir d’Aden, nous prenons un pilote arabe qui ne doit guère quitter la passerelle jusqu’à Suez; il faut l’œil expérimenté de cet hôte assidu de la mer pour nous guider à travers les madrépores qui en rendent la navigation si dangereuse. Nous passons de nuit devant le feu de Perim. Nous rangeons la côte de Moka, puis nous n’apercevons plus que de temps à autre une île déserte et désolée, ou une côte embrumée. Une petite brise du nord rafraîchit légèrement l’atmosphère, mais si le paquebot s’arrêtait ou ralentissait sa marche régulière de 12 nœuds, on se demande comment on respirerait. Ce n’est pas la chaleur qui fait le plus souffrir dans la Mer-Rouge, quoiqu’elle atteigne 50 degrés centigrades à l’ombre d’une double tente, c’est la composition de l’air, qui semble à peine respirable. Que de cas d’asphyxie n’a-t-on pas eu à déplorer? Trois personnes ont succombé pendant le voyage qui a précédé le nôtre. Parmi les malades de Cochinchine, combien, à la veille de toucher enfin le sol natal et d’y recouvrer peut-être la santé, n’ont pu triompher de cette dernière épreuve ! Nous n’avons heureusement à déplorer aucun accident de ce genre; nous entrons le 28 dans le golfe de Suez, d’où nous apercevons dans une échancrure de montagne entre deux crêtes élevées, au second plan, un sommet lointain : c’est le Sinaï; les deux côtes présentent une paroi de rochers arides et nus, aux teints bruns, qui, au soleil couchant, semblent empourprer de leurs reflets la surface unie et miroitante de la mer. C’est sans doute de ce phénomène d’optique qu’elle a tiré son nom, plutôt que d’une coloration réelle due à la