se mettre à couvert derrière une immense grange. Arrive le colonel Poclehaïgski. Il harangue les troupes et les ramène au feu. Voilà pour le coup un excellent effet moral. Après la bataille, un vieil officier de Napoléon, que nous conservions prisonnier, qui avait servi sous bien des chefs et fait bien des campagnes, nous assura que jamais il n’avait vu un bataillon reculer avec autant de calme que le nôtre, l’arme au bras, contre une batterie ennemie. Comprenez-vous ?
Ou bien encore ceci : — J’arrive dans un régiment, en Italie, immédiatement après l’affaire de Novare. Nous étions en pays ennemi, et, quoique la paix fût à peu près faite, la surveillance était aussi nécessaire que pendant la guerre. Nous étions entourés d’espions et d’habitans capables de tout. J’eus à disposer les factionnaires dans une petite métairie. À dix heures, je conduis mon homme sur la redoute pour relever la faction. C’était une recrue. Je lui recommande, dès que quelque chose lui paraîtra suspect, de crier trois fois : Qui vive ! et, si l’individu interpellé ne s’arrête pas court, de faire feu.
— Très bien ; mais voilà qu’au bout d’une demi-heure ma recrue revient en courant.
— Misérable païen ! pourquoi as-tu quitté ton poste ?
— Monsieur le caporal, il y a quelqu’un qui monte en rampant le long de la colline.
— L’as-tu interpellé ? dis-je en prenant mon fusil et en forçant mon homme à marcher devant moi.
— Trois fois, comme vous m’en avez donné l’ordre.
— Alors, pourquoi n’as-tu pas tiré ?
— Parce que chaque fois que je l’avertissais ou que je le couchais en joue, il disparaissait dans l’herbe.
Le fait est qu’une fois arrivés, nous apercevons une masse noire se glissant dans l’herbe, tantôt debout, tantôt à plat ventre. — Qui vive ! criai-je. — Pas de réponse, mais l’ombre s’évapora. — Qui vive ! — Elle se relève, mais sans articuler un mot. — Qui vive ! — La forme suspecte s’aplatit sur le sol. « Si c’était un espion ? » murmura la recrue. Je vise, et au moment où le personnage se redresse, je fais feu. Il disparaît dans un tourbillon de fumée.
Le fracas a retenti au loin. Mes gens accourent au bruit et se hâtent d’aller chercher le cadavre. — Eh bien ! qui croyez-vous que j’avais tué ?
— Peut-être votre commandant qui voulait vous mettre à l’épreuve.
— Vous n’y êtes pas, cher ami. J’avais abattu l’âne du métayer, un pauvre âne qui broutait paisiblement sur la colline.