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les visites de votre lieutenant. C’était pour le poignarder comme Judith poignarda il generale Oloferne. »

Depuis lors je devins pour toute l’armée italienne et je restai le lieutenant Holopherne… Comprenez-vous maintenant ce que c’est que « l’effet moral ? » Mais… pst !.. voilà mon chien Black qui tombe en arrêt. Il flaire quelque chose. Apprêtez-vous.


IV.
MOÏSE GOLDFARB.

La maison qu’occupait Moïse Goldfarb avec sa famille n’était pas, à proprement parler, un ghetto, c’était plutôt une taverne juive, située à une centaine de pas du village, au bord de la route impériale, au milieu d’un bouquet d’arbres décharnés, avec ses fenêtres borgnes, la traditionnelle flaque de boue devant la porte, et les râteliers sales où les chevaux de tous les charretiers qui passent s’arrêtent pour manger, tout en cinglant les auges à coups de queue. Cependant on peut appeler ghetto tout endroit où vivote un juif pur sang et d’une piété sans mélange, qui élève entre le monde et lui les murailles invisibles, mais insurmontables, du Thora, surtout quand il habite seul au milieu des chrétiens et loin de ses frères, comme Moïse Goldfarb.

Je l’avais entendu surnommer « le buveur de sang, » et cela par les gens les plus respectables, dans le temps où je n’étais encore qu’un petit garçon, et où, le fusil sur l’épaule, je parcourais les champs et la grande forêt de la Dombrowna. J’ignore si cela tient au peu de souci qu’ont des principes les enfans, qui obéissent généralement à la première impulsion, ou si je fus attiré par sa mauvaise réputation, comme cela nous arrive si fréquemment plus tard à l’égard de certaines jolies femmes ; le fait est que la kartchma et ses habitans, je n’essaierai pas de le nier, exerçaient sur moi une fascination toute particulière.

Je n’osais, y pénétrer, il est vrai, et je me contentais d’y plonger des regards curieux quand je passais devant la porte ; mais je n’oublierai jamais qu’un soir de sabbat je me glissai tout doucement jusqu’à la fenêtre de la chaumière, pour voir à travers les vitres mal lavées, et que j’aperçus Moïse Goldfarb vêtu d’une robe de soie traînante, tout droit, avec sa barbe noire et flottante, au bout de la table chargée de plats, et disant la prière pendant que sa femme, parée d’un costume rouge et coiffée d’un diadème étincelant, et ses enfans, en habits de fête, se tenaient autour de lui, suivant