Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/688

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— afin d’avertir le pâtre des premières grises lueurs de l’aube, — et toi, mélodieuse petite grive, qui salues de ton chant la tombée de la nuit, taisez-vous par pitié... — Ma Nannie est bien loin... »


Dans ce genre de la chanson populaire, Goethe a excellé. L’une des petites pièces qui a le plus exercé la dextérité des traducteurs et la patience du public est sans contredit sa Chanson du Roi de Thulé. Le poète allemand a su y mettre la naïveté, l’émotion et la sobriété du lied. Le Roi de Thulé, c’est la chanson populaire avec ses vers courts où chaque mot porte, son mouvement rapide, dramatique, et ses brusques transitions; mais c’est la chanson populaire interprétée et agrandie par un maître artiste. J’ai sous les yeux six traductions en vers de ce petit poème : M. Amiel l’a fait figurer dans ses Étrangères, Alfred Tonnelle en a donné une version dans ses études sur la littérature allemande, et le Roi de Thulé a naturellement trouvé place dans les traductions de Faust que nous devons à Gérard de Nerval, au prince de Polignac, à MM. Henri Blaze et Marc Monnier. Il est curieux de comparer ces essais de six écrivains d’aptitudes et de valeurs diverses. La traduction d’Alfred Tonnelle est alerte et a bien le ton de la ballade populaire, mais ce n’est qu’une paraphrase; elle manque de la sobriété de l’original. Fidèle à sa méthode, M. Amiel s’efforce de copier la coupe et le rhythme des strophes allemandes, mais il reste obscur et parfois prosaïque. J’ai peine, je l’avoue, à retrouver Goethe dans ces quatre vers, où le vieux roi, après avoir jeté sa coupe à la mer.

Penché, la voit plongeant, des deux
Dans la vague farouche,
Puis retombe et ferme les yeux;
Plus ne rouvrit la bouche.

Les traductions du prince de Polignac, de M. Marc Monnier, celle surtout de M. Blaze de Bury, sont plus fidèles et plus poétiques; mais on y sent trop encore la gêne du traducteur et point assez la libre allure du poète. La palme est ici à Gérard de Nerval. Tout pénétré du charme de nos vieilles chansons, qu’il étudiait avec amour, il s’est merveilleusement assimilé le sentiment du poète qu’il interprétait :

Sous le balcon grondait la mer.
Le vieux roi se lève en silence;
Il boit, — frissonne, et sa main lance
La coupe d’or au flot amer.

Il la vit tourner dans l’eau noire,
La vague en s’ouvrant fit un pli,
Le roi pencha son front pâli...
Jamais on ne le vit plus boire.

Après Goethe, le poète allemand qui a le plus tenté les traducteurs est Henri Heine. Ce tempérament poétique, où se mélangent à doses