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ne suffit pas d’être un traducteur exact, il faut encore avoir le don poétique et s’imprégner du poète qu’on traduit. M. Édouard Schuré, dans le livre très complet et très intéressant qu’il a écrit sur le lied et la chanson populaire en Allemagne, a formulé également une théorie de la traduction, qui est judicieuse et qu’il est bon de citer ici.

« Rendre l’original, dit M. Schuré, en donner la sensation vive autant qu’il m’a été possible, tel était mon but unique. Me trouvais-je en face d’une poésie correcte et rigoureuse dans la forme, je me suis efforcé de la rendre sous une forme analogue. Rencontrais-je au contraire une chansonnette rustique et court-vêtue, je n’ai point hésité à lui conserver sa toilette négligée… En somme, j’ai plus insisté sur le rhythme que sur la rime[1]. » — Cette méthode a particulièrement réussi à M. Schuré pour la traduction des chansons d’origine populaire. Il l’a également appliquée à l’interprétation de certains lieder de Goethe et de Heine, et non sans succès, comme le montre ce fragment d’un poème de l’Intermezzo :

La belle étoile tombe
De son brillant séjour ;
Elle a trouvé sa tombe,
L’étoile de l’amour.

Le doux pommier frissonne ;
Tombez, feuilles et fleurs,
Dépouilles de l’automne,
Jouets des vents moqueurs.

Cygne de l’eau dormante.
Ton chant me fait frémir ;
Doucement tourne et chante.
Les flots vont t’engloutir…


Ce n’est pas encore l’idéal, mais le mouvement y est, et aussi le charme mélodique. On désirerait seulement que le traducteur se fût moins facilement contenté du mot convenu, de l’épithète banale, qui rendent à peu près l’idée, mais ne donnent au vers ni précision ni couleur. Dans sa traduction en prose, Gérard de Nerval a rendu avec un goût plus délicat et une fidélité plus intime les détails de cette petite pièce :


« Le cygne chante dans l’étang, — il s’approche et s’éloigne du rivage, — et toujours chantant plus bas, — il plonge dans sa tombe liquide. — Tout, à l’entour, est calme et sombre, — feuilles et fleurs sont emportées ; — l’étoile a tristement disparu dans sa chute, — et le chant du cygne a cessé[2]. »


Si la traduction en vers de la poésie de Heine, — lumineuse, limpide et d’une sobriété grecque, — est semée de périls, combien est plus rebelle

  1. Histoire du Lied, par M. Ed. Schuré ; Paris, Sandoz et Fischbacher.
  2. Henri Heine, Poèmes et légendes: Paris, Michel Lévy.