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dire où finit l’inertie de l’Oriental, où commence sa mauvaise volonté? Ce qui a augmenté encore la surprise, c’est le ton ferme, résolu, catégorique, sur lequel cette déclaration a été faite. Jusque dans ces dernières années, lorsque la Porte résistait, elle rusait, elle biaisait, elle se donnait l’air de céder, se réservant de retirer sous main ses concessions ou d’annuler l’effet de ses promesses. Un consul français ayant été assassiné par un des sujets les moins recommandables du sultan Abdul-Medjid, l’ambassade de France à Constantinople exigea le rigoureux châtiment du coupable, qui fut appréhendé, mis en jugement. Pour s’assurer que le tribunal ferait justice, un secrétaire de l’ambassade assista à l’audience, presqu’en qualité d’assesseur. Le meurtrier fut condamné tout d’une voix aux travaux forcés à perpétuité. A quelques jours de là, le secrétaire-assesseur, faisant une excursion à Brousse, eut le plaisir inattendu de rencontrer au coin d’une rue un visage qu’il connaissait ; c’était celui de son homme, dont la peine avait été commuée et dont les travaux forcés consistaient à se promener librement où bon lui semblait.

Faut-il croire que la Turquie a modifié sa méthode? Elle n’a point cherché à tromper la conférence, elle lui a courageusement et résolument tenu tête. Safvet-Pacha a échangé, paraît-il, des propos très vifs avec le général Ignatief, et il a interpellé avec quelque hauteur le comte de Chaudordy. On raconte aussi qu’ayant un jour annoncé des contre-propositions turques, il fut prié d’en fournir le texte et qu’il partit incontinent en caïque pour l’aller chercher. Les délégués attendirent une heure, deux heures, tournant leurs pouces; le caïque ne revint pas, la séance fut levée. Ce ne fut que dans la soirée qu’ils reçurent chacun séparément le texte promis. Jadis l’insolence turque, assaisonnée d’ironie, était célèbre. Nous avons lu dans Chardin que l’ambassadeur du grand roi à Constantinople, M. de Nointel, s’étant avisé de demander que le divan assurât au commerce français le passage en franchise dans la Mer-Rouge et qu’il ôtât les saints lieux à l’église grecque pour les donner aux cordeliers, « lesquels, non contens d’y entrer à toute heure, voulaient en avoir les clés pendues à leurs cordons, » le grand-vizir Cuperly-Mohamed-Pacha éconduisit ses réclamations avec superbe. M. de Nointel s’étendit un peu trop sur la grandeur du grand roi. — Se peut-il bien faire, s’écria le grand-vizir, qu’un empereur aussi grand que vous dites ait si fort à cœur une affaire de marchands? — Et, l’ambassadeur lui ayant représenté que les Français étaient les vrais amis des Turcs, il lui répliqua en souriant : — Certes les Français sont nos amis, mais nous avons la surprise de les trouver partout avec nos ennemis. — Assurément Safvet-Pacha n’a rien dit de pareil à M. de Chaudordy. La France n’a plus d’empereur, la France ne parle plus de sa grandeur; son représentant à la conférence n’a élevé aucune prétention sur les