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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/700

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poches étaient transparentes, vous y verriez les clefs de Sainte-Sophie ; tenez que la maison est à moi, je ne compte plus avec le propriétaire.

Dans ses discours, dans ses éloquentes et spirituelles improvisations, le général Ignatief affectait de déclarer bien haut que la Russie avait fait sa dernière concession, qu’elle n’effacerait pas une ligne de son programme. Il se donnait lui-même pour un homme de bronze qu’on chercherait vainement à persuader ou à fléchir. On aurait pu cependant se rappeler qu’en 1868, lors de l’insurrection de Crète, l’homme de bronze s’était laissé fléchir ou qu’il avait été désavoué par son gouvernement. De Constantinople, il avait encouragé, excité la Grèce ; il s’était fait le défenseur, le patron « de la grande idée représentée par le petit royaume. « Il avait réussi à persuader aux hommes d’état du petit royaume qu’il était derrière eux et que la Russie était derrière lui ; il s’était fait fort de leur donner la Crète. La Turquie envoya un ultimatum, une flotte et Hobbart-Pacha, et la Grèce recula, s’apercevant trop tard que le général lui avait promis ce qu’il ne pouvait lui donner. Le fond de la diplomatie est l’art de se rappeler exactement ce qu’ont dit les autres et d’oublier à propos ce qu’on a dit soi-même. Le général Ignatief possède au suprême degré la faculté de l’oubli diplomatique. Dans la conférence, il ne s’est point souvenu des incartades auxquelles il s’était livré peu de semaines auparavant. Il a oublié qu’en novembre et en décembre 1876 il avait traité les Turcs de haut en bas, qu’il leur avait témoigné le dernier mépris. « Ils parlent rarement, a dit le poète,

.......... Ils sont assis par terre,
N’ayant ni sou ni poche, et ne pensant à rien.
Ne les écrase pas, ils te laisseraient faire. »

Le général écrasait les Turcs, ils le laissaient faire. Il affirmait aux correspondans des journaux de Vienne et de Cologne que les Osmanlis sont une race déchue, et les Osmanlis le laissaient dire. Il ajoutait qu’ils sont un peuple fini, et les Osmanlis ne soufflaient mot. Les diplomates ont pu croire qu’il n’y avait à Constantinople qu’un homme, celui qui avait le verbe si haut, qu’il s’agissait de s’entendre avec lui, que les Turcs obéiraient en silence. Les arbitres, chargés de concilier un homme qui parle haut et un homme qui ne dit rien, s’imaginent quelquefois que dans l’intérêt de leur arbitrage ils doivent réserver toutes leurs bonnes grâces pour le premier, qu’ils auront facilement raison de l’autre, et souvent ils s’y trompent. Il faut se défier des gens qui ne disent rien.

Ce n’est pas le général Ignatief seulement qui affecte de déclarer que les Turcs sont un peuple fini comme sa religion. Une religion qui s’en va, un peuple qui se meurt, a-t-on souvent dit et répété, mais les vieux peuples ont la vie plus dure qu’on ne pense. On rencontre au bord des