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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/702

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turc, mais la monarchie austro-hongroise, et de tous les Slaves du midi émancipés et reliés en faisceau, des Roumains et des Hellènes, il forme une confédération paisible, prospère, heureuse, républicaine comme la Suisse. O poète! ô bouche d’or! Quelqu’un remarquait à ce propos que réunir trois araignées dans une boîte, en leur recommandant de se tenir tranquilles et de ne pas se manger, n’a jamais été une solution, qu’il faut trouver autre chose. Jusqu’à ce qu’on ait trouvé autre chose, le Turc est là, indifférent aux brocards et aux mépris des journalistes de Moscou, aux hyperboles de M. Gladstone, aux métaphores castillanes, se regardant depuis quatre siècles comme la meilleure des solutions, étonné qu’on cherche autre chose et persuadé qu’on ne trouvera rien, exploitant à son profit les zizanies de ses ennemis, traversant des révolutions et demeurant fidèle à ses traditions séculaires de gouvernement, régnant sur des races profondément divisées qui se jalousent les unes les autres plus qu’elles ne détestent leur maître, conciliant le bon sens, la sagesse, la tolérance avec d’odieux ou de ridicules abus, commettant des fautes par inertie et industrieux à les réparer, condamné par ses médecins et se piquant de leur survivre, toujours sur le point de périr et durant toujours, capable de donner à plus d’un empire des leçons dans l’art si difficile de se conserver soi-même. Un publiciste russe écrivait naguère que le gouvernement turc était l’un des plus solides de l’Europe; il posait en principe et presque en axiome que la Turquie n’a rien à craindre de ses ennemis du dedans, aussi longtemps qu’elle n’est pas menacée par ses ennemis du dehors, aussi longtemps que ses voisins ne s’ingèrent pas dans ses querelles avec ses sujets ou avec ses vassaux. En bonne foi, ce ne fut pas un spectacle sans grandeur que la séance du grand-conseil, convoqué le 18 janvier de cette année pour examiner et discuter les propositions des plénipotentiaires. Il se composait de deux cents dignitaires de l’empire, parmi lesquels on comptait plus de soixante chrétiens de toutes les confessions, grecs orthodoxes, catholiques romains, arméniens, délégués de l’exarchat bulgare. Les juifs eux-mêmes y figuraient, représentés par leur grand-rabbin. Midhat-Pacha exposa sans détours à l’assemblée les conséquences d’un refus, la guerre et ses horreurs, l’invasion, la famine, le trésor vide, point d’argent et point d’alliés, et à l’unanimité l’assemblée repoussa les propositions de la conférence, en s’écriant : « Plutôt la mort que le déshonneur! » Cette tragédie oratoire ne manquait ni d’éclat ni de nouveauté, et le rôle que les chrétiens y ont joué a produit en Europe une vive sensation. C’était une réplique victorieuse, un vrai coup de théâtre. Le général Ignatief a trouvé son maître dans la science de la mise en scène, Midhat-Pacha en pourrait tenir école.

Dans une de ses récentes chroniques, M. de Mazade remarquait fort justement qu’un peuple n’est pas mort quand il a une armée et une diplomatie. Les Turcs ont des soldats, ils ont aussi des diplomates, et les