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embarras, qui la gênent dans ses calculs. N’ayant pu déterminer l’Autriche et la Russie à une action commune, elle se verrait forcée, si la guerre éclatait, de sacrifier l’une à l’autre, et son choix, quel qu’il fût, pourrait avoir de fâcheuses conséquences. Elle est désireuse aussi de ne point se brouiller avec le royaume-uni; elle n’est point indifférente à l’opinion anglaise, qu’elle a toujours ménagée. Jadis l’Anglais considérait l’Allemand comme un parent pauvre. Depuis, ce parent pauvre a fait son chemin, et quel chemin ! Il est devenu un de ces cousins millionnaires qu’on avoue, qu’on fréquente et qu’on courtise. L’Angleterre n’a point été fâchée de la prodigieuse fortune de l’Allemagne. Elle se flatte que l’empire germanique est en Europe un élément de stabilité politique, et qu’après avoir affaibli la France il tiendra en bride les ambitions de son voisin de l’Est. Il importe à l’Allemagne que les Anglais conservent ce préjugé favorable. Au surplus Berlin a des liens étroits de famille avec la cour de Windsor comme avec Saint-Pétersbourg. C’est une princesse anglaise et très anglaise qui sera un jour impératrice d’Allemagne, et, dans ses loisirs, M. de Bismarck s’occupe du futur règne. L’automne dernier, pour échapper aux questions et aux questionneurs, il a prolongé son séjour à Varzin; quand il en est revenu, il a déclaré au Reichstag qu’il ne sacrifierait pas aux intérêts qui se débattent en Orient « la solide charpente d’un fusiller poméranien. » Ce mot a été médité à Constantinople, et il a paru clair qu’on pouvait beaucoup oser sans risquer de se brouiller avec la première puissance militaire du monde.

Il ne faut pas dire trop de mal de la conférence; elle a échoué, les plénipotentiaires sont retournés chez eux les mains vides, et cependant cette conférence, qui n’a pas abouti, n’a point été inutile. Avant qu’elle se réunît, la Russie et la Turquie se trouvaient face à face dans un dangereux tête-à-tête. Le dialogue allait s’aigrissant, l’Europe tout entière s’est mêlée à la conversation, qui est devenue générale. L’Europe a épousé les griefs du cabinet de Saint-Pétersbourg; elle n’a rien obtenu, mais elle a dégagé l’honneur de la Russie. Il n’y a point eu d’offense; on parle d’un soufflet; s’il a été donné, il a été partagé à l’amiable entre six, et on ne fait pas la guerre pour un sixième de soufflet. Toutes les puissances se sont prêtées à ce partage de bonne grâce, à la réservé de l’Allemagne, qui a la joue chatouilleuse et qui a montré de l’humeur. Si son plénipotentiaire est devenu d’un jour à l’autre raide et cassant, cela tient apparemment à ce qu’elle éprouvait quelque dépit d’avoir été conviée à cette petite fête, qui ne lui revenait pas. Shakspeare nous enseigne « qu’il n’y a pas de profit où il n’y a pas de plaisir; » mais Shakspeare a dit aussi : « En te frappant, ma main n’avait pas d’autre intention que de réveiller ton oreille et de la prier d’écouter. » Les soufflets turcs ne signifient pas autre chose.

Non-seulement l’honneur de la Russie a été dégagé, et rien ne l’oblige aujourd’hui à tirer l’épée, mais en définitive elle a obtenu gain