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écrivains petits-russiens s’explique aisément : on la retrouverait dans la plupart des dialectes locaux. Toute littérature régionale étant une manifestation de l’esprit provincial a naturellement peu de goût pour la centralisation, et, s’adressant surtout aux classes les moins cultivées de la nation, elle a forcément un caractère populaire et des préoccupations démocratiques. Pour les Petits-Russes, cette dernière disposition est accrue par les conditions sociales de la Petite-Russie, pays privé, depuis la domination polonaise, de hautes classes nationales. Sur la rive droite du Dnieper comme dans la Gallicie orientale, le peuple est Petit-Russien, la noblesse est polonaise ou polonisée, une bonne partie des habitans des villes sont Juifs ; dans l’Ukraine de la rive droite du Dnieper, la plupart des propriétaires et des fonctionnaires sont Grands-Russiens; en sorte que partout l’écrivain malo-russe, isolé des classes dominantes, est doublement porté à représenter les intérêts du peuple comme à revendiquer les libertés locales. Ce n’est pas ce penchant démocratique, ou mieux, ce penchant populaire de l’humble littérature petite-russienne, qui peut être pour l’empire une sérieuse menace de révolution ; à ce point de vue, le péril, s’il existe, est ailleurs : il est à Pétersbourg, à Moscou, dans la Grande-Russie même. Ce ne sont point les instincts autonomistes de quelques écrivains malo-russes qui pourraient amener l’empire à une forme fédérative ou seulement l’arracher à une centralisation excessive dont les racines sont dans le sol comme dans l’histoire nationale. Contre ce double danger, le gouvernement impérial a d’ailleurs ses armes habituelles, la censure et les lois sur la presse, et l’administration est assez bien armée pour n’avoir pas besoin de recourir contre les Malo-Russes à des mesures d’exception.

A défaut de leur dialecte provincial, les ukrainophiles peuvent du reste se servir de la langue officielle au profit des mêmes idées. C’est ce qu’ont fait souvent les plus cultivés des enfans de cette Petite-Russie qui, du romancier Gogol à l’historien Kostomarof, a donné à la grande littérature russe plusieurs de ses plus illustres, de ses plus originaux, de ses plus populaires écrivains. Est-ce à la forme seule de l’idiome, à la prononciation ou à l’orthographe des Malo-Russes que la censure impériale s’en veut prendre ? Hélas non ; les écrivains d’origine malo-russe qui écrivent dans la langue de Moscou et dans les feuilles de Pétersbourg sont l’objet des sévérités gouvernementales, quand ils laissent voir pour le pays de leurs pères un intérêt trop vif ou trop exclusif. Un arrêté récent interdit à deux Petits-Russiens de naissance de séjourner dans les limites de la Petite-Russie ou dans les deux capitales de l’empire, condamnant ainsi deux hommes distingués à vivre en province en dehors de leur province natale. De ces deux hommes, l’un, M. Dragomanof, est un écrivain dont les productions les plus connues sont écrites dans la langue moscovite et dont les livres touchant la Petite-Russie ont