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êtres qu’il entrevoit, qu’il pétrit des gouttes de son sang et de l’éther de sa pensée, seront-ils un jour? ou n’est-il qu’un visionnaire misérable, qu’un fou sublime? Peu lui importe. Il suit l’esprit qui lui commande, il préfère la mort solitaire et ignorée, devant la nature froide et le ciel muet, à la satisfaction de tous les heureux et à l’abdication de son rêve devant la réalité.

Maintenant que nous connaissons Shelley dans sa vie intime et dans son prototype idéal, il nous reste à considérer l’œuvre qu’il nous a léguée. Nous l’envisagerons successivement comme poète lyrique spontané, comme peintre de la passion et de la souffrance humaine, enfin comme poète philosophique et métaphysicien. Ce sont trois modes très divers de sa pensée, trois manières d’être de son âme, trois phases de son génie ; en les traversant, nous suivrons le fil de l’idée panthéiste qui s’y développe.


II.

Vous est-il arrivé d’écouter avec attention un quatuor de Beethoven par une soirée tranquille, dans une chambre à demi éclairée? Si les exécutans étaient de vrais musiciens, vous avez peut-être éprouvé une sensation singulière et fascinante. A mesure que les objets extérieurs s’effaçaient à vos yeux, sous l’impression de la musique, vous avez cru plonger du regard dans le demi-jour crépusculaire d’une âme en travail. Ces motifs qui s’entrelacent en arabesques légères et passent d’un instrument à l’autre, ces traits inattendus qui partent en spirales, se multiplient en tourbillons, ne sont-ce pas les frémissemens, les tendresses, les soubresauts, les transports et les découragemens d’un cœur livré à lui-même? Un coup d’œil jeté dans le lyrisme de Shelley nous fait faire une découverte analogue : même candeur de sentiment, même vivacité jaillissante, même variété de rhythme, même profondeur de tristesse et même énergie dans le rebondissement de la joie. Ici, comme chez le grand symphoniste, nous voyons une nature aussi divinement naïve que noble, et qui, n’ayant rien à cacher, se livre au cours de ses pensées comme l’autre s’abandonne aux plus intimes confidences dans le tissu merveilleux de ses mélodies. Il y a là de ces mélancolies qui vont jusqu’à l’affaissement, jusqu’à cette morne tranquillité du désespoir dont l’homme ne semble pas devoir se relever; mais un instant après nous planons de nouveau dans un air lumineux. Comme Beethoven, Shelley a ce don royal de pouvoir se ressaisir dans la sphère des choses éternelles quand il s’est perdu dans les souffrances de sa propre vie, et de faire chanter le poète triomphant au-dessus de l’homme brisé.