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la Cenci ; mais elle fait regretter que ce soit la seule. Béatrice Cenci, si connue par le célèbre portrait de Guido Reni, est une des plus navrantes figures que la tragédie puisse se proposer; mais le fait sur lequel elle s’appuie est une des monstruosités dont le siècle d’Alexandre et de César Borgia eurent le privilège. On se refuserait à y croire, si l’histoire n’était là pour l’attester. Rappelons en deux mots ce sombre épisode de la Rome du XVIe siècle. La donnée est l’inverse de celle du roi Lear, qui montre l’extrême degré de haine des enfans contre le père; ici, par contre, c’est le père qui sévit contre les enfans. Le vieux Francesco Cenci, après une vie tissue de crimes et de débauches, conçut par avarice et perversité une haine implacable contre ses propres enfans; elle se manifesta envers sa fille sous forme d’une passion incestueuse aggravée par toutes sortes de cruautés et de violences. Béatrice, ayant vainement essayé d’échapper aux attentats qu’elle regardait comme un outrage à son corps et à son âme, forma avec ses frères et sa belle-mère un complot pour tuer le tyran commun. La jeune fille, qui fut poussée à cette action terrible par une impulsion plus forte que son horreur, était, selon tous les témoignages, un être charmant et aimable fait pour orner la société et être admiré. Les plus effroyables circonstances purent seules la diviser de sa propre nature. Les auteurs du meurtre ayant été découverts, le pape les condamna à mort malgré l’intercession des plus grands personnages de Rome. Il est difficile d’attribuer la sentence du pape au simple amour de la justice, car le vieux Cenci avait plus d’une fois obtenu le pardon de ses crimes énormes moyennant 100,000 couronnes d’or. Parmi les raisons qui déterminèrent Clément VIII à la sévérité, on peut supposer le fait que les meurtriers de Francesco Cenci le privaient d’un revenu certain. Béatrice, âgée de vingt ans, sa belle-mère Lucrezia et son frère Giacomo Cenci furent décapités à Rome devant le palais de leurs ancêtres, le 11 mai 1599. Bernardo, jeune frère de Béatrice, fut seul épargné; mais par un raffinement inouï de cruauté le pape le força d’assister au supplice de toute sa famille.

On peut s’étonner au premier abord que l’auteur di Alastor et de la Plante sensitive ait choisi un sujet dont le fond est l’inceste suivi du parricide. Le théâtre moderne n’admet pas de telles données, et la poésie y répugne en principe. Si toutefois le dramatiste est parvenu à diminuer l’horreur réelle du fait en nous intéressant à la victime, s’il nous a peint des souffrances morales et non des tortures physiques, s’il en a fait ressortir l’âme noble et forte de l’héroïne, il aura produit un chef-d’œuvre et couronné d’une auréole immortelle un des caractères les plus touchans de l’histoire. Ce qui détermina Shelley à la faire revivre, ce fut non pas la recherche de l’extraordinaire, mais une véritable obsession. En arrivant