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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/778

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le désir infâme autour de ton cœur épouvanté; nous ramperons comme une agonie dans le labyrinthe de tes veines.

« PROMÉTHÉE. — Vous le faites; pourtant je suis roi de moi-même et je règne sur les maux qui me torturent en se combattant, comme Jupiter vous gouverne quand l’enfer se mutine.»


Ce n’est rien encore, les Furies forment la ronde autour de Prométhée et entonnent un chœur lugubre. A cet appel, leurs essaims augmentent comme la fumée qui sort des portes de l’enfer. Elles accourent sur des chars ailés des champs de massacre, des cités dévastées par la famine, du lit des patriotes expirans, pour raconter à Prométhée leur œuvre sans pitié; mais la parole est impuissante à fléchir le Titan. Enfin elles essaient un tourment plus redoutable : la vision. «Taisez-vous, dit tout à coup une Furie, parler serait rompre le charme qui lie l’Invincible, la force de cette pensée qui, maintenant, défie le plus profond pouvoir de l’enfer. — Arrache le voile. — Il est tiré. » Toutes les Furies disparaissent, une seule reste auprès de lui, celle qui évoque la vision. Alors Prométhée aperçoit dans un nuage sanglant un jeune homme cloué sur une croix, qui fixe sur lui un douloureux, un indicible regard, et entr’ouvre ses lèvres agonisantes comme pour lui parler. «Voilà, ricane la Furie, la destinée du doux, du grand, du sage et du juste.» À cette vue, un gémissement terrible sort du cœur du Titan comme le bruit de la tempête qui soulève les profondeurs. Ione et Panthéa l’entendent en frissonnant, mais, la tête trois fois enveloppée d’un voile épais, elles n’osent regarder. Comme si ce spectacle ne suffisait pas pour ébranler le plus fort, la Furie lui montre sous le crucifix des instrumens de torture, des bûchers allumés, des peuplades en fuite et baignées dans leur sang. « Voilà, dit-elle, à quoi sert l’exemple du plus sublime, voilà ce qu’on fera de sa doctrine. De sa parole divine, on fera un poison, de son martyre un instrument de torture. La connaissance ne sert qu’à augmenter le mal sur la terre, le dévoûment qu’à engendrer l’oppression, l’amour qu’à déchaîner la haine. Regarde, les frères tuent les frères. Ce sont les vendanges du temps pour la mort et le péché. Le sang y bouillonne comme du vin nouveau. » Et, comme un écho lointain, on entend le rire des multitudes stupides qui font le mal et ne savent pas ce qu’elles font. Cependant Prométhée répond : « Tes paroles sont comme un nuage de serpens ailés, et pourtant j’ai pitié de ceux qu’elles ne torturent point. — Tu les prends en pitié? dit la Furie, alors je ne parle plus, » et elle s’évanouit.

Aussitôt l’air s’éclaircit, le sombre nuage fait place à des flocons de vapeurs blanches, une musique d’ailes se fait entendre, des esprits éthérés et radieux passent en chantant. Ils viennent des temps