Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/804

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

inconnu venait de renverser dans tout l’éclat de sa gloire. La presse européenne s’est complu à répéter qu’il était octogénaire ; or il n’avait à sa mort que soixante-six ans. Né en 1808 à Tucuman, ville des anciennes colonies espagnoles, don Manuel Gutierrez de la Concha s’était voué de bonne heure à la carrière des armes. Nommé brigadier à l’issue de la grande guerre carliste, il prit, comme tous les autres généraux de son temps, une part assez active à la politique ; une expédition heureuse en Portugal pour soutenir la reine doña Maria lui valut dès 1847 le titre de marquis del Duero. Il s’intéressait beaucoup à l’art militaire, et il avait même écrit sur ce sujet des livres fort estimés. Bien pris de corps, les traits nobles et accusés, une épaisse moustache en brosse couvrant la lèvre supérieure, il était le vrai type du soldat vaillant et fier. On raconte de lui des traits d’une énergie singulière. La garnison de Monjuich, citadelle de Barcelone, s’était révoltée : il s’y rend seul, hardiment, se présente aux soldats mutinés, et, loin de chercher à les ramener par la douceur, prenant un ton irrité, les traite de misérables et leur déclare qu’ils vont être décimés ; l’exécution eut lieu sous ses yeux. Domptés par tant d’audace, les rebelles fusillaient eux-mêmes leurs camarades désignés par le sort. Avant de partir, il avait donné ordre à son second, demeuré dans la ville, d’ouvrir le feu sur la citadelle si avant une heure elle n’amenait pas son drapeau.

Ses qualités militaires ne sont pas les seules qui doivent rendre la mémoire de Concha chère aux Espagnols. Ce stratégiste, ce soldat, s’occupait aussi d’agriculture. En un pays où l’initiative privée fait absolument défaut, où chacun met tout son esprit à suivre la routine, c’était une autre façon, et non la moins heureuse, d’avoir du courage. Ses entreprises agricoles lui coûtèrent, cela va sans dire, des sommes considérables ; mais ni son argent ni sa peine n’auront été perdus : autant que personne il a contribué au relèvement de la culture de la canne à sucre dans la province de Malaga. Déjà pratiquée des Mores, reprise successivement sous Philippe IV et Charles III, l’industrie du sucre était complètement tombée en oubli. De nos jours, grâce à la persévérance et aux sacrifices de quelques propriétaires fonciers, elle promet d’être avec le vin une des grandes richesses de la contrée. Concha surtout prenait plaisir à multiplier les essais, et cette vie si active, si bien employée, il était appelé à la terminer glorieusement sur le champ de bataille, justifiant ainsi la noble devise de sa famille : un buen morir dura toda la vida, une belle mort dure éternellement !

La maison où il avait été transporté fait l’angle d’une petite place, un peu à l’extrémité du village ; sur la façade, on remarque une fenêtre protégée à l’extérieur d’une grille en fer, et l’indispensable