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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/85

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mais le carabinero m’arrête : il n’est permis d’emporter que le contenu d’un mouchoir. Fâcheuse aventure! ce sac renferme tout un arsenal indispensable et inamovible; que faire? Je prends le parti de l’emporter suspendu dans une serviette nouée par les quatre coins. La consigne est observée. Il faut, pour gagner la rive, se risquer dans de petites pirogues longues, étroites, taillées dans un simple tronc d’arbre et surmontées d’une légère toiture d’osier; le tout vacille à chaque mouvement, mais les naturels les manient avec tant de dextérité qu’elles ne chavirent pas toujours. C’est en cet équipage que je débarque à la fonda de Lala, le moins mauvais des deux hôtels que possède Manille.

Au seul aspect des lieux je reconnais bien vite le vieux meson espagnol, et la vue de la table d’hôte où je prends place me le rappellerait assez à défaut même de l’odorat; mais ces petits inconvéniens disparaissent devant le plaisir de trouver une réunion cosmopolite des plus intéressantes, parlant tomes les langues et exerçant toutes les professions. Je ne tarde pas à lier connaissance avec un jeune naturaliste français qui explore depuis deux ans les Philippines, à la recherche d’oiseaux inconnus, dont il a réuni déjà cent cinquante espèces, et avec un docteur autrichien qui poursuit dans les parties inexplorées de Luçon des expéditions fertiles en découvertes anthropologiques. Grâce à eux et à l’obligeance de M. Ducourthial, notre consul, avant la fin du jour j’ai été mis en relations avec le petit nombre de nos compatriotes résidant à Manille et avec quelques-uns des principaux étrangers. Quant aux Espagnols, il se divisent en deux catégories : les commerçans, peu nombreux et d’une fréquentation peu attrayante; les fonctionnaires, qui voient d’un mauvais œil les étrangers arriver chez eux et ne les admettent pas aisément dans leur intimité; on vit un peu à part les uns des autres.

Les rues de la vieille colonie catholique, un dimanche à l’heure de la sieste, sont complètement désertes, et le voyageur, emporté par une maigre haridelle dans un tilbury de louage, a tout loisir d’en considérer la structure uniforme. La plupart sont étroites, poudreuses; la plus large, l’Escolta, contient les bazars, les magasins européens, offre l’aspect d’une rue marchande de petite ville; les maisons, bâties en pierre de taille, à deux étages, sans jardin, n’offrent de notable que le mode de fermeture. C’est une série de châssis grillagés en forme de losanges, sur lesquels sont appliquées des lamelles plates au reflet nacré, fournies par un coquillage transparent très répandu dans l’archipel indien, le planorbe. C’est ainsi qu’on s’abrite de la pluie et du soleil, en sacrifiant nécessairement beaucoup de lumière. En traversant le Passig, bordé de maisons qui viennent se baigner coquettement dans sa fange, on entre dans