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la ville forte, entourée de murailles et de glacis : ici le calme est plus grand encore; le long des fossés extérieurs s’étend sur le bord de la mer le Patio, promenade d’environ 1 mille, brûlante tout le jour, où l’on ne se rend qu’au coucher du soleil. Je constate cette fois la parfaite exactitude de cette phrase avec laquelle le nouvel arrivant est partout accueilli par les résidens blasés : Il n’y a rien à voir. Notons cependant la cathédrale de 1664 et le palais du gouverneur, ruinés de fond en comble en 1803 par un épouvantable tremblement de terre; la statue de Charles IV, bienfaiteur de Manille (c’est Philippe III qui lui a donné ses armoiries et son titre de « très noble cité »); le palais neuf du capitaine général. Après diverses visites, l’heure habituelle de la promenade, me ramène au Patio, animé cette fois par une foule d’équipages qui vont et viennent, et s’arrêtent enfin à l’une des extrémités, au bout d’une esplanade, où la musique de la garnison joue des airs médiocres et peu écoutés. Là, les dames descendent au bras de leurs cavaliers et daignent poser leurs petits pieds sur le sable; on se rencontre, on se salue, les groupes se forment et se séparent. N’était l’encadrement magnifique de la baie inondée des feux d’un soleil couchant, on se croirait au Prado; l’éventail frémit dans ces petites mains bien gantées, la mantille s’agite coquettement. Les caquets vont leur train; c’est ici la patrie du commérage, et tout le long de l’année on y mène l’existence désœuvrée et babillarde des villes d’eau. Quel dommage que la nuit vienne si vite avec la brusquerie particulière aux latitudes tropicales, et ne permette pas plus longtemps de distinguer ces gracieux profils d’Espagnoles, auxquels se mêlent les visages plus basanés de quelques mestizas. Elles mettent une certaine coquetterie à n’arriver que juste au moment où le jour baisse; encore n’est-ce que depuis peu d’années qu’elles consentent à faire quelques pas, liberté qui choque singulièrement la pruderie de la vieille école.

Cependant il s’en faut bien que la société manillaise apparaisse en ce moment dans tout son éclat, m’apprend une dame espagnole avec qui j’ai le plaisir de dîner le soir même : non-seulement la vieille colonie, visitée à plusieurs reprises par les typhons et les tremblemens déterre, frappée dans son commerce par la concurrence des autres nationalités qui sont venues exploiter l’extrême Orient, bouleversée dans son administration par les changemens politiques survenus en Espagne, a perdu son antique splendeur et du même coup renoncé aux fêtes, aux réjouissances, à la vie légère et somptueuse d’autrefois; mais elle est en outre en ce moment sous le coup d’une guerre qui prive les dames de leurs maris et de leurs cavaliers, fait le vide dans les cercles et préoccupe fort le gouvernement. Le capitaine général s’est rendu sur le théâtre de l’action