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Notre enseignement des lettres et des sciences ressemble à une agence de transport qui n’aurait pas de voyageurs : le plus surprenant, c’est que l’état, qui a été longtemps l’unique propriétaire de l’agence, prenait des mesures pour tenir les voyageurs au loin. Quoi de plus naturel, par exemple, que de placer auprès de nos facultés, comme étudians en sciences et en lettres, les futurs professeurs de nos lycées et collèges, dont le plus petit nombre seulement sort de l’École normale? Il n’en est rien. Par une disposition malencontreuse qui les oblige de passer cinq ans en qualité de maîtres d’étude ou d-e chargés d’une classe dans un lycée ou dans un collège avant d’avoir le droit de se présenter au concours de l’agrégation, on leur rend la présence auprès des facultés impossible : en d’autres termes, on les oblige à enseigner avant d’avoir appris, et l’on sacrifie les intérêts de l’instruction aux exigences de l’internat. La disposition qu’il s’agit d’abroger porte écrite à son front la date de l’année où elle a été prise. Elle fait partie de la loi de 1852, c’est-à-dire qu’elle remonte à un temps où le savoir était en suspicion, et où les hommes politiques qui tenaient entre leurs mains les destinées de l’enseignement auraient volontiers borné les maîtres à un maximum de connaissances[1]. Comme nous le disions plus haut, de ceux qui formeraient l’auditoire naturel de nos facultés des sciences et des lettres, l’état exige l’absence.

Personne n’est admis à tenir une classe en Allemagne, s’il n’a passé au moins trois ans comme étudiant dans une université : de cette façon, quel que soit plus tard le poids de la vie, on a connu la joie de l’étude désintéressée et l’on garde une ouverture sur les grandes questions de la science. Entre l’enseignement supérieur et l’enseignement secondaire, il existe, par les professeurs des gymnases (c’est-à-dire des lycées et collèges), une communication constante. Mais nos malheureux candidats à la licence et à l’agrégation, confinés au fond d’une cour de collège, réduits pour toute instruction aux conférences faites par un professeur du lycée, ne connaissent la faculté des sciences et des lettres que par les inscriptions dont ils vont verser en une fois le montant entre les mains du secrétaire, ou par la demande de dispense des frais qu’avant l’examen ils adressent au doyen. La conséquence de cet état de choses, c’est que les juges de la licence et de l’agrégation sont obligés d’abaisser le niveau pour ne pas le rendre inaccessible aux candidats. Sauf la petite élite formée par l’École normale, le personnel de l’enseignement secondaire vit sur les notions qu’il a acquises dans l’enseignement secondaire, tandis que les facultés des

  1. On lira avec intérêt sur cette question la brochure de M. Gabriel Monod, de la Possibilité d’une réforme de l’enseignement supérieur (1876).