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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/99

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discutent entre eux, leur coq sous le bras, les femmes nous proposent leur marchandise en montrant leurs dents rouges de bétel; toutes sortes d’animaux domestiques nous courent entre les jambes. La fin d’une journée de marché appartient à la catégorie nombreuse de ces scènes qui se ressemblent à peu de chose près dans tous les pays et sous toutes les latitudes. Nous rentrons, non pas à la fonda, mais à la case de don Antonio, un ami de mon compagnon de route, chez qui je me laisse entraîner. Le maître est absent, et c’est son intendant, un mestizo, qui nous reçoit et nous offre à souper. Il a, paraît-il, une très jolie femme, mais il se garde bien de la laisser paraître : « madame est sortie; » des frôlemens furtifs de robe de soie, des voix qui chuchottent, des portes qui se ferment précipitamment nous annoncent d’une façon assez claire que la prétendue visite chez une voisine n’est qu’une défaite, et qu’on voudrait bien nous voir sans être vue. Cette répulsion à montrer les femmes est un des principaux traits que le mestizo conserve de l’origine tagale; comme tant d’autres races métisses, celle-là me semble bâtarde, sans vigueur physique et morale, impuissante et condamnée à la médiocrité, on dirait que le sentiment de leur infériorité native leur apparaît plus douloureusement qu’à leurs frères les indigènes purs, et les accable, quand ils ne peuvent pas se distraire par les dissipations d’un luxe de mauvais aloi, comme on le voit souvent à Manille. Descendans des hidalgos et des anciens maîtres du sol, ils ne se sentent ni aussi fiers que les premiers, ni aussi libres que les seconds; leur orgueil abaissé les rend farouches.

31. — Avec quel regret j’apprends, en rentrant à Manille, que j’ai quitté trop tôt la montagne pour venir étouffer de nouveau dans les rues poudreuses de la capitale ! Le paquebot qui doit m’emmener a retardé son départ jusqu’au 5. La chaleur est intense et brise toute énergie. Je cherche un peu de fraîcheur dans une église; j’y tombe sur un enterrement, où les mœurs locales se mêlent d’une manière bizarre aux cérémonies catholiques. Spectacle touchant! derrière le grand cercueil, il y en a un tout petit, dans lequel une enfant, le visage découvert et la tête couronnée de roses, dort à côté de sa mère du sommeil éternel. Des instrumens de cuivre font retentir la nef de leurs sons éclatans, toute l’assistance est en deuil, on sort pour se rendre au cimetière; les deux bières, toujours découvertes, sont placées sur le même corbillard. Le cimetière, situé à une certaine distance hors de la ville, au milieu d’un massif de verdure, offre l’aspect d’une vaste terrasse circulaire. Quand on pénètre à l’intérieur, on y trouve une seconde enceinte concentrique à la première ; chacune a une épaisseur de maçonnerie d’environ 4 mètres, et contient deux rangées superposées de petites voûtes cintrées