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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/108

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des pièces de Corneille en faveur d’un héritier obscur de ce grand nom, dont toute la ressource était un emploi de 50 francs par mois. Cet homme avait une fille unique âgée de seize ans qu’il mit en pension à l’abbaye de Saint-Antoine, grâce au produit de la représentation de Rodogune. Mais, la pension n’ayant plus été payée, la jeune fille fut recueillie chez Titon du Tillet, en attendant que l’occasion se présentât de lui faire un sort honnête. C’est dans cette maison que la connut le poète Le Brun. Il en écrivit à Voltaire, qui s’empressa d’appeler auprès de lui la petite-nièce (et non la petite-fille, comme le répète volontiers Voltaire) du grand Corneille. Il est impossible de déployer plus de bonne grâce, de montrer plus de cœur et de sensibilité qu’en fit paraître Voltaire. Cette jeune fille, il ne la traita pas seulement en galant homme, il l’entoura de soins délicats et veilla sur elle avec une sollicitude et une tendresse de père ; mais enfin il n’était pas fâché d’avoir recueilli chez lui la petite-nièce de Corneille. Ce que Fréron avait fait pour le descendant du poète disparaissait dans l’éclat du sacrifice qu’offrait le patriarche aux mânes du grand tragique. En outre il faisait pièce aux jésuites, aux dévots, aux ministres, à l’Académie, à cette France ingrate, oublieuse de ses plus beaux génies.

Le Brun adressa une ode à Voltaire, l’Ombre du grand Corneille, où les éloges se montaient à un ton vraiment pindarique. Malheureusement il règne en toute cette ode un désordre de pensées et une incohérence de langage non moins pindariques, Fréron consacra une Lettre de son Année littéraire de 1760 à l’examen de cette pièce lyrique, qui parut en brochure, avec des lettres de Le Brun et les réponses de Voltaire en faveur de la petite-nièce de Corneille. Je ne citerai qu’une remarque critique de Fréron pour montrer l’utilité de l’office qu’il a si vaillamment rempli : « Le poète veut peindre la triste situation de Mlle Corneille[1] ; il dit entre autres choses :

Et d’un astre d’airain l’inflexible vengeance
Lui versant l’indigence
Trempa ses jours amers dans l’urne des malheurs.

« L’inflexible vengeance d’un astre d’airain qui verse l’indigence et qui trempe les jours amers de Mlle Corneille dans l’urne des malheurs ! Si ce n’est pas là du beau, c’est du moins du neuf ; mais admirez avec moi, monsieur, l’admirable combinaison de toutes ces idées. Un astre d’airain ! Cet astre ne doit pas être fort lumineux ; d’ailleurs, si cet astre est d’airain, il ne doit rien verser, etc. »

Je ne sais si beaucoup de poésies lyriques résisteraient à une

  1. Ode et lettres à M. de Voltaire en faveur de la famille du grand Corneille et la réponse de M. de Voltaire. Genève et Paris, Duchesne, 1760. Réimprimé à la suite de la seconde partie de la Wasprie, Berne, 1761.