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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/115

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des bateleuses les 20,000 livres de dot d’Annétic. Il revient à Pont-l’Abbé dans un assez fâcheux état et implore de son beau-père quelques écus pour se rendre à Paris ; mais il n’était pas à Alençon que déjà sa bourse était vide. Il dut faire « le reste de la route jusqu’à Paris comme les capucins, et ne donna pour toute voiture à sa femme qu’une place sur un peu de paille dans le panier de la voiture publique ! » Plaintes de l’infortunée Annétic. Arrivée du frère à Paris pour s’informer si sa sœur était aussi cruellement traitée qu’elle le marquait. Noire trahison de Fréron qui, sachant que son beau-frère a été compromis dans l’affaire de La Chalotais, obtient une lettre de cachet pour le faire enfermer et vient l’arrêter lui-même, escorté d’un commissaire. Le seigneur de Ferney, qui, comme il le répétait sans cesse, ne pouvait s’accoutumer à voir « un Fréron protégé, » et qui trouvait d’ailleurs fort mauvais que ce gazetier n’eût pas encore été pendu[1], éprouva une vive joie à la lecture de cet incroyable factum d’avocat. Il le communiqua sur-le-champ à D’Alembert et à quelques autres, afin d’avoir l’avis de Duclos avant de rien faire. Duclos s’informa d’abord auprès de diverses personnes de Bretagne qui étaient à Paris : toutes lui assurèrent que ce Royou était, à la vérité, un homme de beaucoup d’esprit, « mais un très mauvais sujet[2]. » On écrivit en Bretagne pour avoir plus de détails. Dans l’intervalle, D’Alembert et Duclos exhortaient Voltaire à aller, comme on dit, bride en main. Le 27 avril, Duclos avait terminé son enquête, et Voltaire savait à quoi s’en tenir sur le compte de Royou : il n’en parla plus.

Ce mémoire, s’il est bien authentique, est un de ces coups de tête, véritables accès de délire, qui ne sont pas rares dans la vie de Corentin Royou. Je dois ajouter que ce personnage épousa la fille de Fréron en 1791. Le fils du critique, Stanislas Fréron, l’ami de Camille Desmoulins, qui fut député à la convention, qui vota la mort de Louis XVI, qui terrorisa Marseille et Toulon et alla mourir obscurément à Saint-Domingue, à la suite de Pauline Bonaparte, était une sorte de fou du même genre. On pourrait citer vingt actions qui témoignent d’une dégénérescence intellectuelle et morale fort avancée chez les Royou et chez le dernier des Fréron.

L’illustre critique commençait lui-même à se survivre. Ses feuilles, qui avaient eu longtemps un cours prodigieux à Paris et dans les provinces, étaient déjà moins lues. Les numéros de l’Année littéraire paraissaient moins régulièrement encore qu’autrefois. Le public criait à la négligence, devenait exigeant, se plaignait. La

  1. Correspondance, 16 juillet 1770, 11 auguste 1770 et passim.
  2. Correspondance avec D’Alembert, 12 avril 1770.