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lenteur d’esprit bien connue du critique n’était peut-être pas la seule cause de ces retards. En tout cas, Fréron révélait à ses lecteurs un secret bien curieux dans les premières pages de l’Année littéraire de 1772. Il prétend que, désespérés de ne pouvoir faire supprimer son journal, les philosophes avaient formé le projet de le faire tomber. Voici comment. Il avait été convenu, entre Fréron et le chef de la librairie, que le critique ne connaîtrait pas le nom de son censeur. Fréron remettait ses articles à une personne chargée de les porter au censeur. Pendant plusieurs années, l’Aristarque s’applaudit de cet arrangement ; mais, l’officieux médiateur s’étant démis de son emploi, un autre prit sa place. « J’ignorais, dit Fréron, qu’il fût l’ami de mes ennemis ; ils lui firent part d’un moyen neuf et admirable qu’ils avaient imaginé pour dégoûter le public de mon ouvrage : c’était de me renvoyer tous les articles un peu saillans sans les faire voir au censeur, en me marquant que ce dernier leur refusait son approbation. » Ainsi toutes les fois que Fréron s’avisait de s’égayer aux dépens de quelque grand ou petit philosophe, le nouveau facteur lui rapportait ses extraits en lui confiant d’un air touché que le censeur ne voulait pas en entendre parler. Fréron rassembla tous les articles qu’on avait impitoyablement proscrits ; il les porta au chef de la librairie en le suppliant de lui faire rendre justice. Le censeur protesta que jamais il n’avait vu ces articles, et qu’il n’y trouvait rien de répréhensible. Cette histoire paraîtra sans doute bien extraordinaire ; elle n’est pas invraisemblable. Les philosophes avaient plus d’un Damilaville dans l’administration, et surtout au département de la librairie. Plus on approche de la révolution, plus la secte des philosophes, si j’ose dire, se répand et s’organise en silence à la manière d’une autre compagnie de Jésus. Le but était le même au fond : il s’agissait d’instruire et de convertir. Il serait facile d’indiquer dans l’une comme dans l’autre société des profès, des coadjuteurs, des scolastiques, des novices et même des facteurs, s’il fallait en croire Fréron. Ce qui donne du poids à son témoignage, c’est que ses révélations ont passé sous les yeux du censeur avant que d’être publiées, et qu’elles mettaient directement en cause le directeur de la librairie.

Peut-être aussi, avec la vieillesse qui s’approchait et les longues souffrances d’un état valétudinaire, Fréron ressentait-il plus vivement les humiliations, les avanies auxquelles il était chaque jour exposé comme le premier folliculaire venu. On se représente difficilement ce qu’était, il y a un siècle, la condition sociale d’un critique, d’un précurseur de Sainte-Beuve. Ce n’est pas seulement Voltaire qui, dès qu’on ne loue point les mauvaises tragédies de ses amis, estime que la critique littéraire est « un procédé lâche