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et méchant que les magistrats devraient réprimer. » Si Fréron ne partage pas l’enthousiasme du public pour le vengeur de Calas, Grimm écrit que « cette bassesse mériterait une punition exemplaire. » Fréron pense-t-il que Fontenelle a été un « corrupteur de tous les genres dans l’art d’écrire, » il se rencontre une Mme T…, une puissante amie du philosophe, pour menacer le journaliste d’une lettre de cachet[1]. De même, si Walpole n’est pas traité dans les feuilles de l’Année littéraire au gré de Mme Du Deffant, la « belle philosophe » signale sur-le-champ cette « impertinente licence » au duc de Choiseul. Il s’agit de « faire dire un mot » à Fréron par M. de Sartine[2], en d’autres termes, de l’envoyer en prison. La duchesse de Choiseul abonde dans le sens de sa bonne amie ; mais elle n’y met pas tant de façons : « Je vous demande, écria-t-elle au duc, de faire mettre M. Fréron au cachot pour lui apprendre à écrire, et je crois que vous ferez bien de vous en faire un mérite auprès de l’ambassadeur d’Angleterre. » Notez que Walpole ne voulait pas du tout être vengé ; cette affaire le fâchait. Il reconnaissait qu’il avait commencé et qu’il était injuste d’empêcher les autres de prendre avec lui la même liberté. Mais c’était un Anglais, un « ami de la liberté de l’imprimerie » qui parlait à des Françaises une langue inconnue. Le duc de Choiseul dut condescendre à la volonté de ces nobles caillettes et faillit se rendre ridicule en servant leurs mesquines susceptibilités. Il avoue à Mme Du Deffant qu’il ne voyait guère de reproche à faire au critique, mais comme en France la galanterie ne perd jamais ses droits, il parle de « corrections secrètes » pour Fréron et pour le censeur. Après les marquises, les actrices. Ce ne fut pas trop de là double égide du roi de Pologne et de la reine de France pour sauver deux fois l’infortuné critique des fureurs de la Clairon. On souffre à lire la lettre si humble qu’il dut écrire au maréchal de Richelieu pour « se justifier de l’horrible imputation qu’on a faite « d’un article de ses feuilles, » où l’on prétendait qu’il avait voulu désigner Mlle Clairon. « Je prends avec confiance la liberté de réclamer de nouveau votre justice et votre bonté, disait Fréron en terminant, pour faire cesser l’inquiétude affreuse que l’ordre du roi ajoute à mes maux[3]. » Mais il était trop malade ; l’exécution fut suspendue. La reine intervint, et le critique n’expia point dans un cachot « l’horrible imputation » d’avoir laissé échapper peut-être une maligne allusion à Mlle Clairon.

Une pareille existence n’était pas sans amertume. Si, comme

  1. Piron, Œuvres inédites, p. 202.
  2. Correspondance de la marquise Du Deffant, 27 décembre 1766.
  3. Correspondance extraite des archives de la Comédie-Française, dans la Revue rétrospective, 2e sér., X, 143 et soir.